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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Robert Abirached, un homme de théâtre dans la cité
Robert Abirached a trois passions : la littérature, la recherche et le théâtre. Rencontre avec un infatigable acteur et observateur de la vie culturelle, dont la voix demeure écoutée en France et à l’étranger.

Par Georgia Makhlouf
2010 - 05
Né à Beyrouth en 1930, Robert Abirached est agrégé et docteur d’État en lettres classiques. Dès son entrée dans la vie active, Robert Abirached s’est partagé entre ses trois passions. Sa brillante carrière se partage entre son travail d’écrivain, de chercheur et d’historien du théâtre, ses multiples responsabilités universitaires, et son engagement à la direction du théâtre au sein du ministère de la Culture dans les années 80.

En 1956, il démarre une longue collaboration à la revue Études et à la Nouvelle revue française, et à partir de 1964, il écrit des chroniques régulières au Nouvel Observateur où il est un influent critique de théâtre. Il édite les mémoires de Casanova dans la collection de la Pléiade, et publie en 1961 un essai, Casanova ou la dissipation (Grasset), qui lui vaut le prix Sainte-Beuve. Un roman suivra, L’émerveillée, en 1963, chez le même éditeur. En 1978 paraît La crise du personnage dans le théâtre moderne (repris dans la collection Tel chez Gallimard), un essai qui fait date. Il est impossible de citer ses nombreuses autres publications, mais on ne peut omettre l’important Le Théâtre et le prince (Plon, 1992) qui ressortira en 2005 chez Actes Sud enrichi d’un deuxième volume.

En parallèle à son activité littéraire, Abirached s’est engagé très tôt dans une carrière universitaire tout d’abord à l’université de Caen où il crée l’un des premiers Instituts d’études théâtrales, puis à Nanterre où il dirigera le département des Arts du spectacle jusqu’à son départ à la retraite en 1999. Il est également titulaire de la chaire d’histoire du théâtre au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris de 1992 à 1997.

Quant à son activité au service du théâtre public, il la démarre en simple militant, suivant la naissance et les progrès de la décentralisation et l’aventure théâtrale de Jean Vilar. En 1964, il est déjà aux côtés de Jack Lang pour la création du festival de Nancy. Il poursuit de nombreuses activités sur la scène publique jusqu’en 1981, date à laquelle le nouveau ministre de la Culture lui propose de le rejoindre pour réformer le fonctionnement du théâtre en France et insuffler une dynamique nouvelle dans tous les secteurs de l’art dramatique. Il passera un peu plus de sept ans à la direction du théâtre et des spectacles, et la quittera à sa demande en 1988. Depuis, il poursuit tout à la fois son œuvre d’écrivain et de chercheur et son engagement citoyen en faveur d’un service public de la culture, au sein de l’Observatoire des politiques culturelles de Grenoble, du Festival des francophonies de Limoges, de l’Institut international du théâtre méditerranéen de Marseille et d’autres structures encore.

Vous avez vécu une expérience passionnante au ministère de la Culture, dans la foulée de l’arrivée de la gauche au pouvoir. Vous y avez mis en place un certain nombre de mesures dont certaines perdurent jusqu’à aujourd’hui. Pouvez-vous nous en parler ? Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier ?

Il faut tout d’abord rappeler qu’en 1980/81, le théâtre et le secteur culturel étaient tous deux dans un piètre état. L’insuffisance des budgets alloués, l’étroitesse des possibilités données aux créateurs avaient paralysé l’imagination. Ce que j’ai pu faire, je ne l’ai pas fait seul, j’étais à la tête d’une équipe d’une soixantaine de personnes, avec des compétences tous azimuts. Je vais donc tenter de lister les mesures que nous avons mises en place et dont la plupart perdurent encore. Tout d’abord, nous avons œuvré à la restauration d’un secteur public du théâtre, via les Centres dramatiques nationaux dont le nombre a été considérablement augmenté et dont les contrats ont été modernisés. Nous avons donc reconstruit un réseau d’une quarantaine de CDN qui irriguaient la France entière et dont la mission était non pas d’exploiter les succès parisiens, mais de mettre en place une politique de création. Nous avons également renforcé les théâtres nationaux. Nous avons fait œuvre de bâtisseurs, puisqu’il a été construit tout un ensemble de salles nouvelles, de maisons de la culture, de centres d’action culturelle, le tout échelonné sur une vingtaine d’années. Un réseau de scènes nationales complétait ce maillage.

Construire un réseau de salles a donc été un des piliers de la politique entreprise, mais à côté de cela, il fallait remédier à la crise des auteurs.

Bien entendu, et nous avons entrepris de faire le diagnostic de cette crise avant de lui apporter les remèdes appropriés. Un travail considérable a été fait qui s’est appuyé sur un système de commandes ; la création d’une commission dédiée au théâtre au Centre national du livre dans le but d’aider l’édition théâtrale ; la mise en place de résidences d’auteurs dans les théâtres ; l’insistance auprès des CDN pour qu’ils inscrivent à leur programme un quota d’auteurs contemporains ; une aide ciblée à la traduction d’œuvres étrangères ; la fondation à New York d’un théâtre de répertoire de langue française, le Ubu Repertory Theatre, dans le but de faire connaître des auteurs contemporains qui étaient joués en français et parfois en anglais ; et la création d’un Théâtre international de langue française ouvert sur la francophonie et complétant l’action du Festival du théâtre francophone de Limoges.

Cette effervescence dans le secteur du théâtre stricto sensu s’est accompagnée d’un développement parallèle dans ce que vous appelez les arts de la performance.

En effet, nous n’avons pas négligé les arts connexes, les arts frères, comme les nommait Brecht. Nous avons donc créé le Centre national des arts du cirque à Chalons en Champagne qui a contribué à transformer complètement l’univers du cirque ; et l’École internationale de la marionnette à Charleville-Mézières. La mise en place de ces écoles a été annonciatrice de changements importants sur la scène théâtrale, à savoir l’invention, la force et le succès d’un nouveau genre de théâtre fondé sur le mouvement, la voix, le mime. Ce nouveau théâtre, très corporel, a donné lieu à de magnifiques spectacles et a mis en branle un mouvement de fond, dont de nombreux hommes de théâtre se réclament aujourd’hui.

Cette politique ambitieuse a donc véritablement changé le paysage culturel en France ?

En effet, les changements ont été profonds et ont porté des fruits à long terme, d’autant que nous avons également accompli des efforts particuliers pour introduire le théâtre dans le système éducatif. Des choses existaient auparavant, mais elles étaient marginales. Nous avons introduit l’association d’artistes et d’enseignants motivés sur des projets conduits avec les élèves. Cette présence de créateurs en milieu scolaire, nous y attachions beaucoup d’espoirs, et nous avons amorcé en parallèle une réflexion de fond sur le théâtre pour l’enfance et la jeunesse, dont le résultat le plus intéressant a été la Scène nationale de Sartrouville qui a initié un style nouveau de théâtre en collaborant avec des auteurs et des acteurs « normaux », c’est-à-dire non spécialisés dans les secteurs enfance et jeunesse. Nous avons ainsi provoqué une effervescence tous azimuts, à laquelle participaient également les compagnies indépendantes qui ont été rénovées et dont le nombre a explosé. J’étais persuadé de l’importance de leur donner ces moyens, et le résultat est que la France comptait le nombre le plus élevé de compagnies indépendantes, internationalement reconnues et qui produisaient des choses tout à fait intéressantes. Citons par exemple Daniel Mesguich, Jérôme Deschamps ou Ariane Mnouchkine. Encore aujourd’hui, lorsqu’on va en province, on est frappé du nombre de villes où des compagnies font un excellent travail. Nous avons aussi initié une politique internationale d’accueil de créateurs en provenance de tous les pays du monde. Ainsi, nous avons pu accueillir des personnalités de la stature de Giorgio Strehler, Alfredo Arias, Georges Lavelli ou Mehmet Ulusoy. Le théâtre qui était disons « plan-plan » est devenu un lieu d’échanges, de voyages, de réunions, de discussions enflammées et d’une intense créativité. Le travail accompli a été gigantesque et il a été rendu possible grâce au programme de F. Mitterrand en faveur de la culture et grâce à l’énergie déployée par Jack Lang. Mais également parce que je connaissais parfaitement le secteur et les enjeux de la profession avant d’être nommé, et que j’avais autour de moi une équipe enthousiaste et ouverte. Cette connaissance approfondie du milieu théâtral, cette tradition d’accueil des créateurs, ce savoir-faire inappréciable, il me semble que tout cela a été détruit aujourd’hui.

Vous faites en effet le constat d’un affaiblissement progressif de l’enracinement civique du théâtre dans le monde et dans la société, et du renoncement à une politique de mission au profit de démarches comptables et quantitatives. Pourquoi en est-on arrivé là ?

Il n’y a plus aujourd’hui de direction du théâtre ou de direction de la musique au ministère de la Culture. Les liens avec les professionnels se sont rompus. On ne sait plus quelle est la politique suivie et si l’on veut maintenir un service public de la culture. Pour faire des économies, on détruit toutes sortes de postes et de directions et l’on assiste à une fonctionnarisation du dialogue avec les créateurs. Je crois beaucoup à une politique de mission, c’est-à-dire à une politique volontariste. Il ne s’agit pas de gérer l’existant, il s’agit de se donner des objectifs ambitieux d’intérêt général, à savoir, implanter des lieux de création dans tous le pays. Cet objectif repose sur la conviction que la présence active de l’art dans une population est de nature à changer la sociabilité. Il y a deux façons de concevoir la culture. Selon une première conception, la culture est une accumulation de savoirs et de techniques ; on touche ici à la mission de l’Éducation nationale qui est capitale. Selon une deuxième conception, la culture est ce qui apporte de la nourriture à l’imaginaire, à cette autre part qui est en chaque homme. Il existe en France, depuis un siècle et demi, une tradition de pensée, représentée par Victor Hugo ou Jean Jaurès par exemple, qui croit que les grandes œuvres ne doivent pas être confisquées par ceux qui sont détenteurs d’un capital financier ou culturel, mais doivent être rendues accessibles, grâce à la pédagogie et à la formation, aux tranches les plus larges de la population. Cela sert à construire une société ouverte, accueillante, intelligente, et non pas seulement une économie florissante. Si l’on peut faire en sorte que 10 % des élèves d’un lycée soient ouverts à la culture, au spectacle, à la musique, c’est fondamental pour la santé mentale d’un pays. Que deviendrait un pays où l’on ne produirait plus que des divertissements, des shows musicaux, des spectacles d’imitateurs, de la musique commerciale et des best-sellers ?
Vous avez dit, dans l’une de vos interventions : « À partir du moment où le théâtre n’est plus apparu comme utile à la société, tout projet de théâtre public s’est mis en danger. » Pouvez-vous vous expliquer là-dessus ?

Dans le travail que nous avons entrepris, l’un des résultats poursuivis était la promotion du théâtre comme art à part entière. À partir de là, il y a eu des excès, et notamment des tentatives d’ériger le théâtre en «  art pour l’art ». Je parle de l’attitude de certains créateurs qui consistait à dire : quelle que soit la dépense et que le public suive ou pas, je veux avant tout m’exprimer en tant que créateur. Cette façon de faire a été préjudiciable. On est entré dans une ivresse de l’art pour l’art qui a entraîné des dépenses inconsidérées ; on a connu une dérive décorativiste sur certains spectacles. Un certain nombre de créateurs sont devenus des « artistes d’État », grassement payés. C’était le danger de notre politique et j’en étais tout à fait conscient. On m’a reproché mon « poujadisme » parce que je stigmatisais le fait que le théâtre cessait, dans ce cas, d’être utile. Mais je me suis battu : contre l’obsession de l’excellence à tout prix, car on ne peut faire un art vivant si on est dans cette recherche-là ; et contre la tendance de certains à dénier toute utilité à leur art. Je leur rappelais que, si le théâtre avait été subventionné depuis Louis XIV, c’était en raison de son utilité sociale, directe ou indirecte, et qu’il était dangereux d’y renoncer. Ce sont là les termes de ce débat de fond qui n’a pas perdu de sa pertinence.

Finalement, vous déplorez vous aussi ce que Bourdieu avait nommé la domination du champ médiatique, et plus particulièrement du champ télévisuel, sur l’ensemble des autres champs de la création intellectuelle, lorsque vous affirmez qu’aujourd’hui, pour monter une pièce de théâtre, il faut avant tout un « press-book » ?

Oui, mais cela est à mon sens la conséquence de la dérive que nous évoquions tout à l’heure, celle de l’art pour l’art. Par ailleurs, si le ministère s’affaiblit, il reste le pouvoir des médias. Dangereux quand on sait qu’il n’y a plus de presse théâtrale digne de ce nom. Il ne s’agit pas pour moi de critiquer la télévision en général, parce qu’elle peut produire de bonnes choses, mais l’addiction à la télévision, quand le nombre d’heures passées devant l’écran croît dangereusement, et également ce que je nomme la « culture télévisuelle » où le mode de représentation se donne comme un substitut de la réalité. Quand une scène, quelle qu’elle soit, est filmée à la télévision, elle se présente comme un morceau de réalité, alors qu’au théâtre, il y a toujours une distance, il y a toujours de la représentation. La domination de la télévision, c’est la domination d’une civilisation matérielle, immédiate et peu réflexive. Tout le contraire du théâtre.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166