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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

«?Mon regard?? il est amoureux?», dit-il. Bernard Noël écrit dans l’attente du geste fou par lequel le langage prend la forme du désir sans en entamer le secret. Et c’est au souffle de l’attente amoureuse que vibre Les Plumes d’Eros, son dernier livre.

Par Ritta BADDOURA
2010 - 03
Les Plumes d’Eros font une robe pourpre à dix-neuf textes réunis. Les essais, récits et poèmes publiés s’étalent sur cinquante ans. Certains sont inédits, d’autres n’avaient fait l’objet que de tirages confidentiels, tous ont pour dieu?: Eros. «?Ultime avatar de dieu, seul dieu, dieu de la fiction?», Eros porte à la fois Orphée, Icare et Prométhée. Bernard Noël considère l’érotisme comme l’expression la plus pure de la révolte artistique, socioculturelle ou politique. Celui qui confie en riant?: «?Il y a longtemps, je me suis persuadé que je ne serai écrivain que le jour où j’aurai écrit un roman de mille pages… C’est raté?!?» est poète, romancier, polémiste, sociologue, critique d’art, historien. Il écrit comme on aime, c’est-à-dire en se maintenant dans la tension et l’attention relatives au va-et-vient du désir.

Bernard Noël guette l’essence intime de la rencontre. Il cherche à réconcilier la fusion d’amour total précédant l’accès à la parole, et la déchirure du temps où pensée et langage ont marqué l’amour de leurs empreintes. Ce qui le fascine?: comment le désir transforme le corps, l’état d’esprit et les perceptions?; comment le plaisir émerge et s’éteint. L’éventail de son regard est d’une acuité telle qu’il resserre les textures de la sensualité de particule en mot. Son regard présent, même les yeux fermés, mène exactement à ce qu’il protège et cache?: la peau. Lorsque je parle de musique avec l’écrivain, il oppose?: «?Mais je n’ai pas d’oreille?!?» Bernard Noël, la peau est votre oreille?; elle goûte aux gestes, voit les températures, hume le désir et écoute les mouvements. Cette écriture lumineuse s’amplifie et se densifie sans bruit. Le mouvement en est la sonorité. Ainsi adviennent sans prévenir dans Les Plumes d’Eros de bouleversants passages où cerveau et sexe renoncent pour un instant à se disputer le désir.

«?Plus je suis l’auteur de mes livres et moins j’ai envie de les signer… Je sais trop que la seule signature est la mort.?» Les Plumes d’Eros représentent le premier tome de vos œuvres dont P.O.L annonce la progressive parution. Comment est née cette aventure et de quelle façon en inscrivez-vous la signature aujourd’hui??

Je dois ce livre à mon éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, qui m’a proposé il y a quelques mois de publier mes œuvres. Dans un premier temps, cela ne m’a pas enthousiasmé mais plutôt gêné et embarrassé parce que je me suis vu condamné à fouiller dans des papiers dans lesquels je n’ai pas envie de fouiller. Puis j’ai pensé tout à coup que le thème suggéré par P.O.L me permettait de recoudre des textes dispersés, des textes qualifiés d’érotiques et qui sont plutôt des promenades amoureuses. J’y ai alors vu la possibilité de rassembler des poèmes, des récits et des essais, de sorte que ces différents genres réunis dans un seul volume finiraient par constituer un livre, avec un L majuscule, et non simplement un recueil. J’ai toujours refusé de faire des recueils, même mes recueils de poèmes sont pensés comme des livres.

Racontez-nous le titre Les Plumes d’Eros. Pourquoi le choix du pluriel??

Les plumes, c’est un peu ironique. Il s’agit aussi de ce dont on nous déplume. Eros est censé avoir des ailes il me semble, donc c’est un peu arracher les plumes des ailes d’Eros et les replanter à ma manière le long d’un volume. J’ai hésité entre deux titres?: L’espace du désir qui décrirait bien ce que j’ai voulu faire, à savoir rassembler en un seul espace tous les textes ayant trait au désir, et Les Plumes d’Eros qui avait déjà titré un court essai que j’avais écrit. J’ai préféré ce dernier et mon éditeur partageait mon sentiment.

Vous évoquez la similarité entre l’art d’écrire et de lire et l’art d’aimer. Vous dites aussi la nécessité d’être à la fois dans l’érection mentale et la réceptivité. Ce qui est surtout frappant, c’est votre capacité de dire au plus près la spécificité du désir chez vos personnages, particulièrement chez les femmes. Comment faites-vous??

Je suis heureux de l’apprendre. Je n’ai aucune certitude quant à la réalité de ce que vous dites et ça me fait plaisir. Vous avez employé le terme similarité, ce qui me fait penser à un terme qui m’avait extrêmement frappé un jour dans un roman de science-fiction. Ce roman qualifiait de similarisation la technique permettant de se projeter d’une planète à l’autre. Peut-être que la similarité, mot que je n’aurais pas songé à employer personnellement, permettrait de se projeter un peu chez l’autre, en son désir.

«?La littérature n’est pas enseignée pour le plaisir d’elle-même, mais pour le français, pour l’histoire, pour les mœurs.?» Où en est-on aujourd’hui dans le vécu de la tête et du corps et qu’en est-il de la manière dont on enseigne le plaisir??

C’est drôle que vous parliez de cela, le dernier texte que j’ai écrit s’appelle?: À bas l’utile. Et si on enseignait le plaisir, le contraire de l’utile?? Pourquoi n’apprendrait-on pas la lecture comme on apprend la musique, en soulignant la qualité de l’interprétation?? Chaque lecteur lit différemment, mais si on écoute nos profs, le sens n’est jamais que ce que ça signifie alors que le sens est le mouvement de la vie. Je me demande si c’est un travers chrétien, tout est fait pour un but, rien n’est fait gratuitement. Peut-être que tout cela est lié?: le capitalisme, la religion… Vous venez d’un pays à la fois monothéiste mais divers?; ça devrait permettre des échappées?; mais jusque-là, ça semble vous avoir joué de mauvais tours… Sinon, on en est toujours à enseigner le plaisir en s’adressant à la tête et en oubliant qu’on pense autant avec ses pieds. Cela peut être pris péjorativement et paraît trivial, mais si on n’a pas de pieds, on n’a pas de tête, et cela fait des siècles qu’on pense avec sa tête. Je me dis que la posture d’écriture, dans l’exigence qu’elle représente, réconcilie les pieds et la tête, et dans ces moments sans doute, ça circule de la tête aux pieds. Je ne l’avais jamais pensé en ces termes, mais c’est à cause de votre question… En même temps, je me méfie du culte du corps, bien qu’on pourrait croire que c’est mon dada. Un de mes premiers bouquins, Les extraits du corps, m’a donné l’illusion de sortir de la représentation. J’avais 25 ans et j’ai écrit ce livre en peu de temps, dans un moment de crise. J’ai eu l’illusion de traduire par l’écriture des états physiques comme si je les photographiais, et puis après, je n’ai plus écrit pendant 10 ans. C’est étrange qu’en ayant trouvé théoriquement ma voie, je me sois empressé de la mettre de côté pour me consacrer à l’écriture de dictionnaires ce qui me permettait de ne pas écrire tout en écrivant. Lorsque, vers 71 ou 72, j’ai décidé de ne plus rien faire d’autre à part écrire, ça m’a été à l’époque facilité par P.O.L, mais en même temps, je ne suis jamais devenu un écrivain commercial, ce qui n’a pas été aisé à tenir.

«?Le peintre atteint l’intensité par la lenteur et le photographe par la vitesse.?» Qu’en est-il de l’écrivain??

L’écrivain ne voit rien. J’envie au peintre de pouvoir se mettre face à face avec ce qu’il fait?: un tableau dégage une présence à la fois pour son spectateur et son auteur. La page ne dégage pas grand-chose, sinon peut-être l’attente. La page blanche est un écran muet. Alors que dès que quelque chose est posé sur la toile, elle commence à s’animer. Vous me direz peut-être que quand l’écriture commence à finir, quelque chose s’anime, mais c’est difficile de dire comment diable un événement qui, pendant toute sa durée, va être entièrement intime, commence à s’extérioriser?; comment son existence se prolonge et se nourrit à la fois de son expulsion… C’est fascinant. Le travail de l’écriture consiste en l’expulsion de l’intimité vers la page qu’on a devant soi. Cette expulsion n’est pas spectaculaire et la présence de ce qui est fait ne l’est pas davantage. Il y a une attirance vers l’extérieur, je trouve que le mot «?expression?» donne à entendre cette violence?: c’est comme un jus qu’on exprime hors de soi. C’est aussi une espèce de besoin amoureux après tout. Peut-être qu’Eros est la figure de cette expulsion intense par l’écriture, à la fois angoissante et parfois pleine de plaisir.

Vous avez tout à l’heure parlé de la page blanche. La blancheur est très présente dans vos écrits, moins comme une couleur, plus comme une lumière, un éclairage, par rapport à quelque chose de plus obscur. Vous avez beaucoup écrit en contemplant des photographies, des toiles… Comment une personne tellement éprise d’œuvres majoritairement en couleurs a si peu d’évocations de couleur dans ses textes??

Cette question du blanc aujourd’hui me paraît assez étrangère. Évidemment, je suis obligé de constater que dans mes premiers ouvrages, il y a une bizarre confusion entre l’intensité érotique et la glace. L’amour blanc c’est au fond l’amour gelé. Je ne sais pas si le gel était à l’époque une figure de l’écriture congelant ce qu’elle veut garder dans cette boîte qui n’existe que si les gens la prennent entre leurs mains. Les livres n’existent que si on les lit. Je pensais que le travail de la peinture comme celui de l’écriture est un travail d’endurance, ce qui est le contraire de la photographie. William Klein a dit?: «?Qu’est-ce que c’est que l’œuvre d’un grand photographe, une centaine de photos?? Une centaine de photos, c’est quoi?? Une minute dans la vie de l’homme.?» Pour ma part, je ne nie pas le travail du photographe, mais cherche plutôt à souligner l’importance de la précipitation en ce qu’elle traduit le phénomène qui se passe quant on écrit ou on peint?: on peine pendant des mois, des années, pour provoquer cette précipitation. Il y a quelque chose de comparable entre la lenteur de l’écriture et de la peinture et la précipitation, au sens de fulguration, de la photographie. Les peintres chinois avaient intégré cela à leur travail parce qu’il leur fallait des années pour préparer un geste, et la peinture existait dans la précipitation du geste. Et pour répondre à votre question, peut-être que j’écris en noir et blanc.

Vos personnages semblent soudain éprouver le besoin d’interrompre le silence, particulièrement quand ils font l’amour. Le dialogue semble alors apaiser la masturbation mentale et l’harmoniser avec les sensations sur corps, plus rarement il leur fait violence. Toujours est-il, l’irruption apaisante ou destructrice de la parole fait obstacle à l’atteinte de l’orgasme, quasi absent dans ces textes.

Je n’ai pas conscience de ce que vous dites, mais je me demandais en vous écoutant si l’intervention brusque de la parole ne serait pas un saut de qualité, un changement de sensibilité à l’environnement et une manière de faire passer les choses sur un autre plan… Par contre, dans le rapport amoureux, la parole signe le moment de la séparation, tout en étant prononcée avec la volonté inverse. Tant qu’on est dans le toucher, on n’est peut-être pas dans la représentation, mais dans le développement du volume de l’espace…

Vos textes rendent compte de la rencontre dans l’instantané, comme si tout s’écrit au présent de la situation qui se vit. Tressaillements, respirations, pensées, paroles?: chaque infime détail est enregistré, et cela tient à la fois du cinéma et de la photographie. Est-ce que ce rapport au présent de l’écriture affecte votre manière de vivre (dans la réalité ou le fantasme) les situations qui inspireront votre écriture??

Il n’y a rien de préparé dans mon écriture. En même temps, l’écriture, que je pratique depuis fort longtemps maintenant, m’a appris à ne vivre qu’au présent. L’acte d’écrire se déroule toujours dans le présent. À force de le pratiquer, il est possible qu’on essaie d’être en permanence dans le présent, sans exagérer non plus… Ce qui m’intéresse dans cette pratique et qui fait que je me suis obstiné pendant des années à la préserver, c’est que c’est elle qui va me révéler ce qui va venir. Je n’ai jamais écrit quoi que ce soit en ayant un plan. Le plus étrange, c’est que ça prend souvent la forme d’un récit et qu’un récit a l’air de progresser dans une grande logique, alors que cette logique n’est pas du tout préparée. Pour moi, dans l’après-coup, c’est un sujet d’étonnement que cette mise en place d’un récit que je n’ai moi-même pas mis en place mais qui s’installe par l’obstination du travail. C’est une question de concentration, d’attente et de patience. La posture d’écriture suppose que le corps se mette au présent de l’acte qu’il va accomplir. Peut-être que dans l’amour, c’est aussi la même chose, oui…

Les femmes ne se contentent pas de sourire dans vos textes et rient beaucoup. Pourquoi les femmes rient-elles si souvent et pas les hommes?? L’un des rares moments où un protagoniste homme évoque le rire?: «?Et je ris, il est au pouvoir de mon sexe de crever cet œil.?»

Ce que vous dites m’intrigue. Vous savez, cet œil est celui du triangle. C’est drôle parce que le triangle, c’est aussi le sexe féminin?: je ne pense pas que les chrétiens aient pensé à cela. Je ne m’étais pas aperçu que les femmes rient dans mes textes… Pourquoi?? Peut-être que je ne connais que les femmes… Les hommes sont ennuyeux, je plains les femmes… Les femmes rient et les hommes pleurent?! Quand les hommes rient, c’est souvent de leur lâcheté.

Merci Bernard Noël.

De rien. Je ne vous ai rien dit.



 
 
© John Foley / Opale
« Dans le rapport amoureux, la parole signe le moment de la séparation, tout en étant prononcée avec la volonté inverse. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Plumes d’Eros Œuvres 1 de Bernard Noël, P.O.L, 448 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166