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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
James Ellroy :« J’ai confiance en l’invisible »
Né en 1948 en Californie, James Ellroy est considéré comme l’un des grands noms du roman noir. Son exceptionnel talent se révèle dans une construction subversive et labyrinthique du polar, relayée par la complexité psychique des personnages.

Par Ritta BADDOURA
2010 - 02

James Ellroy, invité de la librairie Sauramps/Montpellier dans le cadre de sa tournée mondiale autour de son dernier Underworld USA, a littéralement drainé la foule. Son roman arrive en tête des meilleures ventes en France et devance allègrement les succès commerciaux français et américains. La presse va jusqu’à parler d’une « ellroymania ». Qualifié de « chien démon de la littérature américaine » (et qui le revendique), ou encore de « géant du polar mondial », Ellroy a la verve d’un Pound ou d’un Truman Capote. Sa lecture-performance d’extraits de son roman est brutale et captivante. Ouverte par de petits aboiements, elle clame parmi les passages les plus agressifs et sarcastiques du récit. Ellroy n’a pas la langue dans sa poche – ce qui offusque certains – mais porte le sens exactement là où il faut. Son écriture s’en trouve incisive et juste, hachurée d’un inimitable humour noir et imbibée de sex-appeal et des horreurs des bas-fonds.

Dernier volet de la trilogie commencée avec le magnifique American Tabloïd, suivi par American Death Trip, Underground USA s’ouvre sur l’été 1968 : Martin Luther King et Robert Kennedy ont été éliminés, la convention démocrate de Chicago sabotée, Howard Hughes escroqué par la mafia dans une affaire de casinos de Las Vegas, les militants noirs à la veille d’une insurrection dans les quartiers sud de Los Angeles, et le FBI, toujours sous la houlette de J. Edgar Hoover, tentant tout pour les infiltrer et les anéantir. Au carrefour de ces tensions, trois hommes se croisent : Dwight Holly, l’exécuteur des basses œuvres de Hoover, Wayne Tedrow Junior, ancien flic et trafiquant d’héroïne, et Donald Crutchfield, jeune détective obsédé par les femmes. Les trois sont à la recherche d’une splendide et déroutante inconnue radicale surnommée la « Déesse rouge ».

James Ellroy braque les projecteurs sur un univers underground qu’il parvient à élever au rang d’un grand événement littéraire. Mais attention, Underground USA (131 chapitres en tout sur 800 pages et quelques) n’en demeure pas moins un polar au style original et réinventé depuis les romans phares que sont Le Dahlia noir, White jazz ou encore L.A. Confidential. Sa trame complexe et fascinante exige du lecteur une attention également profonde et passionnée.

La période abordée par votre roman peut-elle être décrite comme la plus noire de l’histoire des États-Unis, eux-mêmes considérés comme le terrain de prédilection du roman noir ?

Je ne pense pas que c’était une période particulièrement noire. J’y ai bien survécu ! C’est vrai aussi que je n’étais pas très lucide à cette époque et n’en garde pas un souvenir très clair : je faisais les quatre cents coups. En gros, j’ai adopté un cadre plutôt cinématographique de cette période, un genre de Paramount, et puis j’ai réécrit l’histoire à ma sauce, en accord avec mes propres spécifications.

Los Angeles est un endroit phare de cette trilogie. Vous y êtes récemment revenu suite à des années d’absence. Quels rapports avez-vous avec cette ville ?

Je suis né à L.A. Cette ville a énormément changé avec le temps et je la recrée dans l’écriture à ma façon. C’est l’endroit où je reviens quand je divorce ou qu’une femme m’abandonne comme un chien la queue entre les jambes. C’est aussi l’endroit où il y a tous les gens que j’aime. Aujourd’hui, elle est plutôt surpeuplée et difficile, mais il reste que c’est une ville où il fait bon vivre, surtout pour un homme de mon âge : 61 ans. Je n’ai jamais donné un sens conscient à mes sentiments envers L.A. et ma relation à elle. L.A. est en moi.

Vous décrivez une Amérique très raciste. Est-ce que vous pensez qu’elle a changé aujourd’hui ?

OUI !

Vous diversifiez dans vos romans, celui-ci en particulier, l’usage des genres et vous utilisez des « documents en encart » qui contiennent des coupures de presse, mais aussi des rapports du FBI, de la police et des transcriptions de conversations téléphoniques, des extraits de journaux intimes. Comment faites-vous pour orchestrer tout cela ?

Ce roman présente de grands moments historiques complexes et se base sur de vrais ouvrages historiques infiltrés de faux documents policiers et de faux extraits de journaux intimes. J’adopte essentiellement deux types de techniques qui permettent au lecteur de remettre à jour les infos. La première lui donne la possibilité d’avoir accès aux documents confidentiels de police ou aux articles des tabloïds en dehors de l’existence intime des protagonistes, et une autre de percevoir les faits du point de vue interne des personnages concernés. Ainsi, il a différents angles de vue d’un même fait.

Votre écriture est bourrée de détails multiples, inimaginables. Est-ce que les détails construisent le récit et dictent son élaboration ou est-ce la ligne de la trame qui est tracée au départ afin que les détails s’y ajoutent par la suite ?

Je commence la recherche très tôt, j’engage des chercheurs afin d’éviter des erreurs dans la chronologie de l’histoire. Je prends des pages et des pages de notes : le plan de ce roman fait 400 pages. Ainsi, quand je commence à écrire, je sais exactement où va mener l’histoire. J’ai alors la gigantesque superstructure à laquelle j’injecte des détails en improvisant avec un sens de l’immédiat et du vivant.

Les références au climat et à la température se présentent de manière obsédante dans tous les chapitres du roman. Est-ce un détail important pour vous personnellement, ou est-ce propre à la conjoncture du récit ?

Je ne suis pas conscient de mes références répétitives concernant la température, mais je peux vous dire qu’il fait très chaud dans cette pièce ! J’aime le froid. Je vais en Finlande le mois prochain. Il y a beaucoup de rennes qui copulent au grand air là-bas ! Beaucoup de chose sortent inconsciemment quand j’écris. Il y a aussi le fait que les personnages d’Américain blancs dans mon roman se trouvent déplacés dans des lieux comme Haïti, le Vietnam, ou la République dominicaine. Ils ne s’y sentent pas à l’aise à cause des grandes chaleurs auxquelles ils ne sont pas habitués.

En vous écoutant lire des passages du roman, on est frappé par la puissance sonore et rythmique, le choix des mots, la musicalité… Comment travaillez-vous pour parvenir à ce son ?

Chaque mot doit être parfait. Chaque syllabe, chaque paragraphe. Je le sais quand je l’écris et que je le prononce à voix haute.

Quels sont les poètes que vous lisez ?

J’aime surtout la poésie d’Anne Sexton, mais aussi celle de T.S. Eliot, W.H. Auden et Shakespeare. J’ai en mémoire 7 ou 8 vers et citations que je garde en réserve, mais ma lecture de la poésie ne va pas plus loin que cela.

Mais le titre original de votre roman, Blood’s a Rover, est extrait d’un poème…

C’est vrai. Ces vers sont coincés dans ma tête. Il s’agit d’un extrait d’un poème de A.E. Housman dont je n’ai pas vraiment lu la poésie. Il y parle d’un certain type d’hommes qui errent dans le monde entier, attirés par la merde. Je préfère de loin ce titre qui désigne bien mon roman, à celui choisi par mon éditeur français.

On note dans votre roman une forte prégnance de la mort et de la disparition, les personnages étant plus forts dans l’absence que lorsqu’ils étaient vivants. Underworld USA est-il selon vous un roman sur la mort ou sur la vie ?

C’est un document spirituel qui reconnaît l’importance du croire et de la révolution, l’importance de la possibilité de changer de vie. C’est aussi un document spirituel concernant la proximité de Dieu tout-puissant et d’hommes foncièrement mauvais à côté de femmes puissantes et rédemptrices. Oui! Je crois en les êtres humains, mais je crois encore plus en Dieu. Je suis un mystique et un théocrate et j’ai surtout confiance en l’invisible.

Est-ce que les trois principaux personnages du roman : Dwight Holly, Wayne Tedrow Junior et Don Crutchfield sont symboliques de l’histoire américaine ?

Don Crutchfield ressemble à l’un de mes amis dans la vraie vie. Tedrow et Dwight sont des personnages fictifs, des assassins, des êtres bas qui essaient de profiter du malheur des autres. Ils ne représentent pas l’Américain ordinaire, pas plus que ce roman ne représente les E.U. en général. Il met plutôt en scène des personnages qui sont un mélange de mercenaires, de mauvais politiciens et de personnalités ratées du show-biz C’est un roman qui représente une tranche particulière de la société qui évolue dans quelque chose appelé « la Vie ».

Est-ce que Don Crutchfield est le personnage qui vous ressemble le plus ?

C’est un ami. Je l’ai payé pour être dans le bouquin. Je l’ai rendu plus jeune et plus beau qu’il n’est dans la vraie vie. Il a véritablement vécu, jeune, dans les années 50 et 60, mais il n’a pas fait les choses que je lui fais faire dans le roman : il ne rentrait pas clandestinement dans les villas bourgeoises pour voler les culottes des dames. C’était moi qui faisais cela. En somme, Crutchfield c’est moi, et moi c’est lui.

C’est la première fois que votre œuvre porte des personnages féminins aussi intrigants et centraux. Que dit ce changement  dans le dernier volet de la trilogie ?

Une série de femmes ont influencé mon écriture dans ce roman. Partie 1 de ma réponse : j’ai au début adopté le style de American death trip, puis ma seconde ex-épouse m’a dit que c’était trop long et trop complexe. Elle s’appelle Helen Knode, elle-même romancière publiée aussi par Rivages. Partie 2 : j’ai fait une dépression nerveuse lors de laquelle Helen a divorcé de moi. Puis j’ai eu une relation, sorte de mésalliance passionnée avec une femme de gauche nommée Joan, puis elle m’a quitté à son tour. De retour à L.A., j’ai eu une relation avec Candie, une femme mariée mère de deux filles qui m’a aussi largué. Partie 3 : j’ai réalisé qu’il me faut écrire une histoire au sujet d’un garçon perdu qui tombe de manière improbable dans une société politiquement incorrecte, caractérisée par des femmes puissantes. C’est ce qui a donné ce dernier roman.

Il a fallu que vous soyez quitté par des femmes fortes afin d’introduire des personnages féminins puissants dans votre dernier roman. Que faudra-t-il vous arriver afin que vous donniez à un prochain roman une femme comme personnage principal ?

Je ne vous dirai qu’une seule chose : J’ai rencontré LA femme. Vous pouvez noter son nom : Erika Schickel. Souvenez-vous de ce nom. Voilà ma réponse.

Vous commencez ce roman par « Alors » et chapeautez le dernier chapitre par « Maintenant ». Alors à notre tour de vous demander : « Et maintenant » ?

En novembre prochain, Rivages publiera The Hilliker Curse qui revient entre autres sur ma relation avec ma mère dont le meurtre n’a jamais été élucidé. Mon histoire avec ma mère n’est pas une histoire de crime mais une histoire d’amour, et c’est pour cela que le roman traite particulièrement de ma relation avec les femmes. Ce qui est surtout étonnant, vu tout ce que je vous ai dit ce soir, c’est qu’il a une fin heureuse !



 
 
© Marion Ettlinger
« Chaque mot doit être parfait. Chaque syllabe, chaque paragraphe. Je le sais quand je l’écris et que je le prononce à voix haute. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Underworld USA de James Ellroy, traduit par JP Gratias du titre original : Blood’s a Rover, Rivages/Thriller, 2010, 841p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166