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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Adonis le dissident


Par Robert SOLÉ
2009 - 10
Poète?: « Écrivain qui compose de la poésie?», nous dit modestement Le Petit Robert. «?Écrivain qui pratique la poésie?», précise Le Petit Larousse, ce qui est déjà plus ambitieux – et plus conforme à Adonis. Sachant que «?pratiquer?», dans son cas, ne veut nullement dire observer des prescriptions, mais au contraire vivre, penser et créer en toute liberté.
Ce grand poète arabe s’en explique dans un livre d’entretiens passionnant avec Houria Abdelouahed, maître de conférences à l’université Paris-VII?: une interlocutrice de choix, qui a le double avantage d’avoir traduit son dernier recueil, Le Livre al-Kîtab (Seuil, 2007), et d’être psychanalyste. On quitte vite le registre de l’interview pour atteindre un dialogue d’une rare qualité, sur la poésie bien sûr, mais aussi sur l’exil, la sensualité, l’islam et la misère intellectuelle dans laquelle le monde arabe semble s’enliser.
Adonis – de son vrai nom Ali Ahmad Esber – voit le jour en janvier 1930 dans un village de Syrie, près d’Ougarit. Étonnamment lettré pour un paysan, son père l’initie très jeune à la langue arabe et à la poésie. Mais l’école coranique lui «?fait haïr la lecture et l’écriture?». Il en sort grâce au... président de la République d’alors, Chokri al-Kouatli, en visite dans la région. Le jeune garçon fait des pieds et des mains pour lire devant le chef de l’État un poème de sa composition, et il y réussit?: «?Vous êtes l’épée et nous sommes le fourreau...?» En guise de récompense, on l’envoie à l’école laïque française de Tartous, où il troque sa robe paysanne pour un vêtement citadin. C’est là qu’il déchiffrera Les Fleurs du mal de Baudelaire, mot à mot, à l’aide d’un dictionnaire bilingue...
Licence de philosophie. Engagement politique. Onze mois effroyables dans les geôles syriennes. En 1956, jeune marié, Ali Ahmad Esber décide de quitter son pays et de s’installer au Liban, dont il prendra la nationalité. Avec un ami, il crée la revue Shi’r (« poésie?»), visant, ni plus ni moins, à «?fonder une autre langue poétique?». Sa thèse de doctorat est consacrée à l’influence négative de la religion sur la créativité, un thème qu’il ne cessera d’approfondir par la suite. Et, pour couronner la transgression, Ali Ahmad Esber, musulman arabe, emprunte son nom de plume à un dieu païen de la mythologie grecque.
Adonis fait un premier séjour à Paris en 1960-1961, où il rencontre Henri Michaux, Jacques Prévert, Pierre Jean Jouve, Alain Bosquet... Un choc, et une seconde naissance poétique. C’est là qu’il écrit la plus grande partie de ses fameux Chants de Mihyar le Damascène (Poésie/Gallimard, 2002). Il reviendra en France un quart de siècle plus tard, cette fois pour s’y établir.
Le poème en prose s’installe avec la revue Shi’r. Adonis est l’un des premiers à briser le moule de la versification et de la métrique arabes classiques. Voulant «?en finir avec la structure linéaire?» de la poésie, il y introduit des dialogues et divers éléments architecturaux ou musicaux?: il faut que la forme s’adapte à une pluralité de thèmes, puisés aussi bien dans les légendes de l’Arabie païenne que dans la culture islamique traditionnelle, la mythologie grecque et romaine, les grands mystiques arabes ou les poètes occidentaux modernes. On l’accuse de détruire l’héritage, mais il n’en a cure, persuadé au contraire de renouer avec une créativité perdue depuis des siècles.
Le poète, dit-il, «?doit mettre de la distance entre lui et la langue commune, sinon il n’est pas poète?». À lui d’inventer « une langue à l’intérieur de la langue?». Mais pour qu’on puisse vraiment le comprendre, il faudrait le lire dans sa langue maternelle, disait Adonis à sa fille, Ninar Esber, dans un précédent livre d’entretiens (Conversations avec Adonis, Seuil, 2006). Cela ne l’empêche pas d’être remarquablement traduit en français, notamment par Anne Wade Minkowski, et d’avoir lui-même traduit en arabe des poètes comme Saint-John Perse ou Yves Bonnefoy. Des spécialistes lui ont sévèrement reproché de prendre des libertés avec le texte initial. «?La traduction, réplique-t-il, est une autre création. Lorsque je traduis, je ne choisis pas le mot que me désigne le dictionnaire, mais celui qui s’harmonise avec la phrase arabe d’un point de vue poétique et musical.?» Houria Abdelouahed précise joliment pour sa part?: « Quand je traduis, je me remplis la bouche avec le mot. C’est une expérience extrêmement sensuelle, jouissive, érotique, et en même temps angoissante. Il y a l’angoisse du saut et du vide. (...) Habiter les deux langues et, à un certain moment, aucune. On va de l’une à l’autre et on aime les deux. Mais par moments on flotte ou on reste suspendu.?»
La langue d’Adonis est à la fois très littéraire et très inventive. Un poème traduit par François Xavier, et paru dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour du 12 mars 1998, commence ainsi?:
« J’ai écrit mon identité
À la face du vent
Et j’ai oublié d’écrire mon nom.
Le temps ne s’arrête pas sur l’écriture
Mais il signe avec les doigts de l’eau
Les arbres de mon village sont poètes
Ils trempent leur pied
Dans les encriers du ciel.?»
Pour Adonis, qui a été influencé aussi bien par Nietzsche que par la philosophie soufie, la religion doit être distincte de la société, mais la poésie, elle, ne peut être séparée de la pensée?: c’est comme le lien «?que tisse le parfum avec la fleur?». Aujourd’hui, remarque-t-il, « la poésie arabe est très loin de la pensée?». Ce n’est qu’une « sorte de chant?», dans le vide, parce que privé de confrontations avec la langue, la religion et les grandes questions existentielles. D’une manière générale, le débat intellectuel est interdit. « On est considéré comme mécréant dès qu’on ose poser une question. Toute interrogation devient blasphématoire.?» Il ne cesse pour sa part de «?blasphémer?», comme peu d’intellectuels arabes osent le faire...

« Je suis né exilé?»


Avec l’avènement de l’islam, affirme Adonis, la poésie a été réduite en un instrument au service de la religion. Ce n’est que sous les Omeyyades qu’elle a repris son souffle et sa liberté, pour atteindre son apogée au temps des Abbassides. Puis, on est revenu en arrière. « La culture arabe, affirme-t-il, est fondée sur deux choses essentielles?: la religion et la poésie. Deux choses antinomiques, voire ennemies.?» Le public crie «?Allah?!?» pour saluer une belle rime. «?Comment un être qui ne voit et ne pense que par la religion peut-il, en même temps, s’ouvrir sur ce lieu de transgression et d’égarement qu’est la poésie?? se demande-t-il. Quel est le secret?? Comme si ce plaisir était une vengeance inconsciente du musulman contre la religion.?»
Un poète, selon lui, est un immigré, indépendamment de son origine. «?Je suis né exilé?», affirme Adonis, pour qui « l’exil est la véritable patrie du créateur?». Être poète, c’est avoir une existence en perpétuel mouvement, vivre à la fois une naissance et une négation permanentes. «?Le poète n’écrit pas ce qu’il connaît. L’écriture embrasse l’inconnu. Sinon elle n’est pas l’écriture.?»

 
 
© John Foley / Opale
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Regard d’Orphée de Adonis, entretiens avec Houria Abdelouahed, Fayard, Témoignages pour l’Histoire, 342 p.
 
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