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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Arturo Pérez-Reverte : « Qui renonce à l’aventure est un être fini »
Après un début de carrière comme reporter de guerre avec un long séjour au Liban à la clef, Arturo Pérez-Reverte rentre sur le tard en écriture, à l’âge de 35 ans. Ses nombreux romans à succès mêlent énigmes et aventures, très souvent dans un cadre historique. Il nous fait part ici des défis multiples de l'art de raconter des histoires. Passionnant.

Par Nada Ziadé
2009 - 04
Né en 1951, Arturo Pérez-Reverte a débuté sa carrière comme reporter de guerre et couvert plusieurs conflits, dont celui du Liban, avant de se consacrer à l’écriture de romans à l’âge de 35 ans. Il a connu le succès avec Le club Dumas et ses œuvres sont rapidement devenues des best-sellers en Espagne, mais aussi en France et aux États-Unis, et sont traduites en 34 langues. Ses romans, Le Maître d’escrime, Le Tableau du maître flamand (Grand Prix de Littérature policière 1993), La Peau du tambour (prix Jean Monnet 1997, récompensant le meilleur roman européen), les quatre tomes des Aventures du capitaine Alatriste ou encore Le Cimetière des bateaux sans nom (prix Méditerranée étranger 2001) sont tous des succès mondiaux qui traitent de thèmes très divers, alliant l’énigme à l’aventure, très souvent dans un cadre historique, la réflexion n’y étant pas exclue. La série Alatriste, qui raconte les aventures et les péripéties d’un capitaine espagnol du XVIIe siècle, a conquis un vaste public et a été adaptée au cinéma par le réalisateur espagnol Agustín Diaz-Yanes. La page d’opinion hebdomadaire qu’il publie dans l’hebdomadaire XL Semanal est lue par 4 500 000 lecteurs. Considéré comme l’un des plus importants écrivains espagnols contemporains, Arturo Pérez-Reverte est membre de la prestigieuse Académie royale de la langue espagnole. Entretien à Madrid avec un auteur aussi passionnant que son œuvre. 

Vos romans exigent-ils une préparation particulière : recherche, visite des endroits mentionnés, etc. ?

Toute ma vie est dans mes romans. Sans mes expériences personnelles, sans la vie que j’ai menée, sans, disons, ma biographie, mes romans n’auraient pas existé. J’ai plus ou moins besoin de deux ans pour écrire un roman. Une bonne partie est dédiée à la préparation : j’aime bien me documenter, fixer les endroits. Dans mes romans tels que Le peintre des batailles, ou Territoire comanche, qui sont plutôt autobiographiques, j’ai puisé dans une documentation et une expérience qui étaient déjà miennes. Dans les autres, les romans historiques qui sont plus complexes, je passe plus de temps à lire, à prendre en photos des lieux, à acheter et à étudier les cartes géographiques de l’époque, à travailler, comme dans la série Alatriste, la reconstruction du langage. Cette préparation me prend beaucoup de temps. Il me faut presque un an pour les préparer, et autant pour les écrire.

Vos romans tels que Le Club Dumas, Le Tableau du maître flamand, Le Maître d’escrime parlent surtout d’énigmes et de crimes dans un contexte historique. Pourquoi avoir choisi cette double passion, l’histoire et l’intrigue ?

Je ne peux pas concevoir une littérature qui ennuie le lecteur, parce que je m’ennuierais moi-même en l’écrivant. Je n’écris pas pour m’ennuyer, j’écris pour être heureux, pour me distraire, pour vivre deux ans fasciné par une histoire qui vit avec moi. Je pense que le lecteur à droit aussi à ce qu’on lui introduise dans l’histoire des éléments qui la rendent attirante. J’essaie toujours de combiner la réflexion avec l’intérêt, avec l’émotion. C’est pour cette raison que dans mes romans, il y a une énigme, un mystère à résoudre, policier, historique, archéologique ou personnel. Une trame qui nous intéresse, le lecteur et moi. L’histoire pour moi n’est pas quelque chose de mort, ce n’est pas un sujet académique, si ce n’est qu’elle explique le présent. Il y a deux genres de romans historiques : l’un qui se limite à recréer un monde, et l’autre qui permet de comprendre le présent. Ce dernier est le genre qui m’intéresse. Je l’utilise toujours comme discipline vivante, comme un mécanisme vivant pour comprendre le monde où je vis. Amin Maalouf écrit des romans historiques qui semblent parler du Liban d’aujourd’hui. Un écrivain qui me raconte les croisades ne m’intéresse pas, mais le roman permet d’aller plus loin que le travail de l’historien, il permet de faire un lien avec le présent. C’est ce que j’essaie de faire : comprendre le monde à travers les histoires du passé.

Où se situe la part de vérité historique dans vos romans ? Tenez-vous à respecter l’époque dont vous parlez ou pensez-vous qu’un romancier a tous les droits ? Dumas disait : « Je viole l’histoire, mais je lui fais de beaux enfants ».

Un romancier peut violer l’histoire mais seulement quand il le fait avec respect, avec rigueur. Il ne peut pas la manipuler et mentir. Le roman justifie plein de choses, mais pas tout. Dans mes romans, je manipule l’histoire, je l’utilise, je la « viole » dans le sens pratique pour la rendre plus riche, plus puissante, pour la rendre plus intéressante, en respectant toujours les règles. On ne peut pas mentir, on peut l’utiliser, on peut la tordre ou la violer comme disait Dumas, mais jamais la bâillonner ou la déguiser. C’est ce mélange de rigueur historique et d’imagination romanesque que j’essaie d’introduire dans mes romans. Être fidèle à l’histoire dans la mesure du possible, mais en même temps laisser la place à l’imagination. 

La série Alatriste a connu un grand succès. Quelle relation entretenez-vous avec le personnage ? Devient-il envahissant ?

Alatriste est un personnage qui, à mon instar, a cru en beaucoup de choses ; il a cru en la patrie et en des causes nobles, et la vie lui a démontré le contraire, elle lui a ôté l’innocence, l’ingénuité, mais en contrepartie elle lui a donné la lucidité. Ce point de vue, je l’ai prêté à Alatriste. Mes années passées dans des pays en guerre, tels que le Liban, Sarajevo, etc., m’ont permis de voir l’être humain avec son bon et son mauvais côté. Je ne peux pas regarder le monde comme le regarderait une personne innocente. J’ai perdu l’innocence, et par conséquent, mes personnages ne peuvent pas l’avoir. Alatriste a un regard amer sur l’être humain, un regard dur. Mais en même temps, il sait qu’il y a des mots qui sauvent l’être humain, comme les mots loyauté, amitié, courage, orgueil. C’est comme s’il y avait un grand naufrage et qu’Alatriste avait ramassé les restes pour survivre et flotter. C’est un héros fatigué.

Les aventures de la mer, des pirates, de capes et d’épées, de chevaliers, sont des thèmes sur lesquels se basent quelques-uns de vos romans et que vous mettez à la portée des adultes. Serait-ce un attachement au monde de l’enfance, ou une évasion du monde actuel ?

Je ne crois pas que cela soit une manière de s’attacher à l’enfance. Je crois que dans le cœur de l’être humain, même celui des adultes, persistent les battements de toujours ; la fascination pour l’énigme, la loyauté et l’admiration pour le héros, la soif d’aventure et le désir de survivre, l’amour et l’ambition. Je crois que le cœur de l’homme moderne bat toujours pour voyager, pour conquérir des continents, alors je ne crois pas que ces facteurs soient liés à l’enfance, ils ont toujours été présents chez l’homme, mais la vie moderne les a étouffés, asphyxiés. Dans mes romans, j’essaie de faire appel à la conscience de l’homme moderne, pour lui rappeler que l’énigme, le mystère, l’aventure, le voyage, l’amour, la bataille et la dignité sont toujours possibles. J’essaie de raviver ces vieux sentiments, presque méprisés par la société actuelle qui est devenue beaucoup plus pratique. Dans mes romans, j’essaie de rappeler à l’homme qu’il peut être lui aussi un héros, que n’importe qui dans le train, dans le métro, au travail, en amour, peut vivre des aventures intérieures qui lui sont importantes. L’homme qui renonce à l’aventure, qui se résigne à être un mollusque dans sa coquille, est un homme fini. 

Plusieurs de vos livres ont été adaptés au cinéma. Que pensez-vous de l’adaptation filmée des œuvres littéraires ? Sentez-vous que l’œuvre vous échappe, ou suivez-vous le projet de près ?

On a déjà fait beaucoup d’adaptations de mes livres. Il y en a certaines dont je suis satisfait, et d’autres pas. Je ne me sens pas spécialement lié à ces films. Je n’en suis pas responsable, ce ne sont pas mes romans. Quand le lecteur lit un roman, il le fait sien ; il n’y a pas deux romans identiques et il n’y a pas deux lecteurs identiques. Chaque lecteur qui lit un livre y projette sa vie et ses rêves. Un film n’est pas autre chose qu’un roman que le réalisateur a lu et à partir duquel il propose sa vision, qui n’a pas à coïncider nécessairement avec la mienne. Quand Roman Polanski réalise La Neuvième Porte qui est l’adaptation du Club Dumas, il fait sa propre lecture de mon livre. Quand Viggo Mortensen interprète Alatriste, il exprime sa vision de mon personnage. Quand je vois les films, je les regarde avec plaisir, je leur donne mon appui, mais je m’en sens loin. Le lien personnel sentimental, littéraire, que j’ai avec mes romans n’existe pas. C’est comme marier sa fille : on l’éduque, on la nourrit, elle grandit et s’en va avec un autre homme. On lui rend visite, mais elle n’est plus nôtre. La guerre m’a enseigné de perdre avec « sérénité ». Un Libanais comprend cela parfaitement. Un Libanais sait qu’on peut tout avoir, et tout perdre le lendemain. Ceux qui se sont approchés de la douleur savent que tout est relatif, qu’on peut tout perdre demain, et ça leur donne une espèce de résignation sereine face aux pertes, résignation que n’ont pas les gens qui ont vécu une vie normale. Quand je vois les gens qui m’entourent ici à Madrid, je remarque la différence entre ceux qui ont souffert et ceux qui n’ont rien enduré. Je crois que le problème d’Occident, c’est qu’il y a longtemps que personne ne souffre et ça a rendu les gens égoïstes et non solidaires. Les peuples qui ont été en contact avec la douleur sont plus vivants, ils ont un meilleur cœur parce qu’ils savent que la souffrance peut toucher tout le monde. Souvent quand je suis là, assis, je ne me sens pas à l’aise parce que j’ai passé beaucoup de temps là-bas. 

Où vous situez-vous dans la littérature espagnole contemporaine ? En général, les romans policiers et les romans d’aventure sont snobés par les critiques. Est-ce une situation qui vous dérange ?

Cela fait un bon bout de temps que les critiques me respectent. Mes romans ne relèvent pas uniquement du genre policier ou d’aventure, ils sont plus complexes, l’aventure y est présente, mais il y a aussi d’autres éléments qui les rendent plus profonds. Au début, les critiques en Espagne pensaient que je n’étais pas un homme de lettres, mais un reporter. Maintenant les choses ont changé, je suis membre de l’Académie royale de la langue, on me respecte. En France, en Italie, en Angleterre, etc., les critiques sont très bonnes. Je n’ai pas à me plaindre.

Quel rôle assignez-vous à l’écrivain ? Doit-il nécessairement être engagé ?

Un écrivain est libre d’être engagé, s’il le veut, mais il n’est pas obligé de l’être. Un écrivain raconte des histoires. Moi je pourrais écrire l’histoire d’un assassin qui tue des femmes et des enfants, et ça pourrait être une histoire intéressante ou non. Mais je ne vois pas pourquoi je dois être moralement lié à ce personnage, c’est juste un roman. En tant que romancier, je peux défendre des valeurs opposées à celles qui sont miennes, si je le veux. Il s’agit d’un engin narratif, de fiction, personne ne peut exiger que mes personnages soient moraux, éthiques et que j’aie un engagement éthique avec le roman. Il y a des auteurs qui le font, et je respecte leur choix, mais moi je ne me sens pas engagé moralement et éthiquement. Je crois qu’un roman doit être crédible, un engin bien fait qui fonctionne rapidement, qui doit être une œuvre d’art dans la mesure du possible. Mon engagement moral, je l’ai bien sûr en tant que citoyen. Céline était une personne odieuse mais il a écrit un roman extraordinaire, une œuvre d’art. Hitler aurait été un romancier très intéressant, peut-être…

Quand écrivez-vous ?

Je suis très discipliné, je me lève tôt tous les matins, je travaille jusqu'à l’après-midi. Tous les jours, systématiquement, comme si j’allais au bureau. Je ne suis pas un de ces créateurs qui disent : « Maintenant j’ai un moment d’inspiration je vais écrire quelque chose ». Chaque jour, que j’en aie envie ou pas, je vais travailler et je travaille. Quand je n’en peux plus, quand je suis fatigué, je vais naviguer sur mon voilier. Je passe beaucoup de temps dans la mer, je navigue toujours dans la Méditerranée, qui est ma mer. Puis je rentre et je continue à travailler. Chaque jour j’écris une, deux, trois ou parfois quatre pages. C’est un travail et non pas une activité artistique, un travail professionnel qui me permet de vivre. Et j’en vis bien.

Savez-vous toujours où va l’histoire que vous racontez, en connaissez-vous la fin ?

Oui, incontestablement. Il y a des écrivains pour qui ce n’est pas le cas. Moi je prépare des clés de travail très concrètes, je construis une structure. Mes romans sont très complexes, et sont soutenus par une structure très complexe. Sinon ça ne marche pas. Je ne peux pas me permettre d’improviser. C’est comme si je construisais un jeu de mécano, je dresse un plan bien structuré, de personnages, d’action et de temps, et ensuite je me mets à l’écrire. Cela me permet en plus de poursuivre une seule ligne, de ne pas en dévier.

Quel souvenir gardez-vous du Liban ?

Le Liban m’a marqué. J’y suis parti à l’âge de 24 ans. J’ai connu le Liban en paix avant la guerre, j’ai visité tout le pays, j’ai beaucoup aimé les gens, les paysages, les endroits. J’en garde un souvenir merveilleux. Ensuite, j’y ai été pendant la guerre, j’ai assisté à la guerre des hôtels et à plusieurs phases du conflit. J’ai beaucoup d’amis là-bas. Cette guerre a marqué ma vie pour plusieurs raisons : j’étais jeune, et le Libanais est quelqu’un de particulièrement vivant, très affectueux, très respectueux des traditions, très humain même dans le mal, très hospitalier. J’ai toujours été bien reçu au Liban, quelle que soit la région. Il y a des familles qui m’ont accueilli, qui me donnaient à manger, et je suis devenu leur ami, j’ai conservé d’ailleurs cette amitié avec eux. Le Liban est resté spécialement cher à ma mémoire. J’ai toujours été heureux au Liban, malgré l’horreur de la guerre.


 
 
© Basso Cannarsa / Opale
« Le lien personnel sentimental, littéraire, que j’ai avec mes romans n’existe pas. C’est comme marier sa fille : on l’éduque, on la nourrit, elle grandit et s’en va avec un autre homme. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166