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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Régis Jauffret : « Toute réflexion est réflexion sur la mort »
Né en 1955 à Marseille, Régis Jauffret, après Univers, univers (prix Décembre 2003), Asile de fous (prix Femina 2005) et Microfictions (prix France Culture-Télérama 2007), apparaît comme l’écrivain de la cruauté, de l’ironie cinglante et de la noirceur. Son dernier roman, Lacrimosa, est l’un des livres les plus remarqués de la rentrée littéraire. Rencontre avec un écrivain singulier.

Par Georgia MAKHLOUF
2008 - 10

Ce livre à première vue ne vous ressemble pas. Son titre, Lacrimosa, avant toute chose ; il fait référence aux pleurs, un thème qui ne semble pas vous appartenir, mais surtout il se place sur le terrain du religieux, ce qui surprend forcément. Son sujet qui puise dans votre vie personnelle étonne également de la part d’un écrivain qui s’est toujours refusé à se situer dans l’autobiographie. Pourquoi donc ce livre à ce moment de votre parcours ?

En effet, le terme de « Lacrimosa » désigne les stances finales d’un poème apocalyptique latin au cœur du requiem, la messe des défunts. Il évoque un chant du dernier jour où se mêlent affliction et espoir de salvation, il est une ultime prière pour le repos de l’âme de ceux qu’on a perdus, faute de pouvoir les ressusciter. Et je dois dire que même si je ne suis pas croyant, cet état d’esprit me convient parfaitement. Les larmes en effet ont accompagné l’événement dont il est question, le suicide d’une femme que j’avais connue. Et qui a provoqué chez moi une sorte de crise mystique puisque je demandais aux gens qui m’entouraient et qui étaient croyants de prier pour elle, toutes religions confondues. Quant au fait de parler de ma propre vie dans un livre, c’est en effet la première fois que ça m’arrive, et c’est donc un travail d’écriture très différent de ce que j’avais fait jusque-là. Mais ce livre m’a été imposé par les événements de ma vie, je n’ai pas choisi de le faire. Néanmoins, dans le cheminement de mon écriture, j’y vois une cohérence avec les livres qui ont précédé. Rares sont ceux qui l’ont perçu, mais cynisme et compassion sont chez moi intimement liés. Et ici, le cynisme a comme laissé la première place à la compassion. Car à partir du moment où je parlais de quelqu’un de réel, je ne pouvais le faire qu’avec un respect profond venu du fond des âges.

Ce que vous dites là me fait penser à cette très belle phrase de Vivant : « Les souvenirs sont des églises »...

Je suis frappé par le fait que nos vies sont infinitésimales, quantité négligeable par rapport à l’infini de l’espace et du temps. Nos vies n’existent pas. J’ai toujours trouvé curieux cette vanité qui fait prétendre à certains qu’ils gagnent une forme d’éternité par leurs œuvres d’art. Notre vie est si microscopique face à la vie de l’univers et nos œuvres, quand nous serons morts, n’intéresseront plus que les archéologues. Mais cet aveuglement, ce désir d’éternité est nécessaire pour continuer à vivre. Et peut-être en effet peut-on, par l’écriture du souvenir, témoigner de ce qui aurait disparu, garder vivants ceux qui sont morts, comme les églises qui honorent la mémoire des absents.

Lacrimosa était en apparence très différent de vos autres textes. Mais on s’aperçoit que votre personnage féminin, quand bien même il se réfère à une personne réelle, ressemble étrangement à d’autres personnages de fiction qu’on croise dans vos livres. Vos personnages féminins sont souvent noirs, en proie à l’angoisse, à la schizophrénie, à la folie. On pense à Clémence Picot, infirmière infanticide, ou à la femme errante et désespérée de Promenade.

Je ne sais pas si l’on peut parler de ressemblance entre les personnages fictifs que j’ai créés et cette personne bien réelle. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’un angle de vue sur les gens et leur façon de vivre. Je braque mon projecteur sur des personnes angoissées et atteintes de folie parce qu’il me semble que c’est la meilleure façon de parler du monde qui nous entoure qui suscite cette folie. Je trouve que les valeurs du monde contemporain sont barbares et qu’elles exercent une véritable violence sur les individus. Je pense à tous les carcans, de plus en plus serrés, sur la liberté individuelle ; je pense à l’obsession du corps qui s’exerce sur tous et spécialement sur les femmes, au fait que les canons de la beauté sont impossibles à satisfaire puisqu’ils sont fictifs, qu’ils dérivent de personnes qui n’existent pas. Les photos des magazines sont retouchées de tout temps et bien avant l’apparition de Photoshop, et les photos qu’on nous brandit sous les yeux à longueur de pages sont des photos d’êtres fictifs. Je pense à la dictature de la réussite. Je pense que cette dictature s’exerce de façon profondément anxiogène sur les individus, parce que ceux qui ne réussissent pas se sentent responsables, coupables. On leur dit sans cesse dans les médias que toutes les voies de la réussite leur sont accessibles, que ce soit par le sport, le loto, ou le vedettariat ; on leur montre à longueur de colonnes et d’ondes que des réussites exceptionnelles sont à portée de main. Aussi ceux qui n’y arrivent pas sont profondément dévalorisés à leurs propres yeux. Je pense enfin à l’économie qui ne fonctionne que sur le stress. La croissance, c’est le stress ; le moteur de l’activité économique, c’est le stress. Le monde d’aujourd’hui est générateur de beaucoup d’angoisse, je dirai même qu’il a inventé l’angoisse. Et donc mes personnages sont angoissés parce qu’ils subissent cette pression terrible des conditions d’existence du monde tel qu’il va.

Et néanmoins ce sont surtout vos personnages féminins qui sont particulièrement porteurs d’angoisse...

Les personnages féminins sont toujours plus complexes que les personnages masculins. Les psychismes masculins sont plus simples, ce sont des psychismes d’interrupteurs. Alors que dans les psychismes féminins, il y a plusieurs couches, plusieurs strates. Pour ne parler que de la conscience du temps, inscrite biologiquement dans le corps féminin à travers les cycles menstruels, puis la ménopause, et donc dans le psychisme. Cette perception aiguë du temps qui passe est éminemment humaine, et elle engendre plus de pensée.

Angoisse, difficulté d’être soi, exil intérieur, vos personnages expriment l’horreur du monde qui les entoure. On est rarement du côté du bonheur dans votre monde littéraire...

Si on a du bonheur, on n’a pas d’œuvre. Je ne connais pas d’œuvres littéraires qui fonctionnent sur le bonheur. Je ne connais d’œuvres que basées sur la tristesse, la nostalgie, le drame, la tragédie. Une rencontre qui n’apporterait que du bonheur ne donnerait pas matière à œuvre d’art. Belle du seigneur de Cohen ne vaut que par sa fin, repose tout entier sur cette terrible dégringolade finale de la relation amoureuse. Dans La recherche, Proust ne dit pas autre chose. Il dit que la vie ne vaut que dans le souvenir, que les choses n’existent que lorsqu’elles ont cessé d’exister.

Au-delà de ce livre dont le cœur est le suicide d’une femme aimée, il me semble que la question de la mort hante toute votre œuvre.

Je crois que c’est l’imminence de la mort qui fait qu’il y a pensée et donc travail littéraire. Toute réflexion est réflexion sur la mort. De même que les enfants commencent à réfléchir lorsqu’ils sont confrontés à la mort, qui ne pense pas à la mort ne pense pas. Cette pensée de la mort nous caractérise en tant qu’hommes, en tant que mortels. Des dieux qui sont immortels, on ne dit jamais qu’ils pensent. Ils sont décrits comme bons, miséricordieux, ou parfois comme en colère, mais leur caractéristique principale n’est jamais la pensée. Plus on a une notion du temps, plus la mort est là, plus on réfléchit, plus on est dans l’intelligence des choses. Les religions sont faites pour bloquer l’idée de la mort, pour nous empêcher de penser, pour nous entretenir dans l’idée d’une vie après la mort. Le délire médical qui nous promets dix années de vie supplémentaires nous propose lui aussi une forme d’éternité, une éternité de poche. La société ne peut vivre avec une conscience trop vive de la mort, parce que cette conscience trop vive mènerait à l’anarchie. Mais dans une œuvre littéraire, c’est à cela qu’on fait forcément face. L’éducation sentimentale de Flaubert, ou À la recherche du temps perdu, ce sont des œuvres sur la mort, sur le dépérissement des choses.

Vous affirmez dans le magazine Lire que « l’histoire n’est de toute façon vraie que dans une fiction ». Pouvez-vous revenir sur ce propos, au regard de ce que vous avez entrepris dans Lacrimosa, qui consiste à tenter de restituer la vérité d’événements réellement vécus ?


Cette phrase est en lien avec un livre particulier, L’enfance est un rêve d’enfant (Verticales, 2004), dans lequel je travaillais à partir d’événements et de personnages historiques. Il me semble qu’ici je fais un travail inverse. Tout ce livre en effet est comme le résultat d’une lutte permanente pour se débarrasser de la fiction, pour échapper à la tentation du récit, pour approcher le réel du mieux possible. Sortir de la peinture pour aller le plus possible vers la photographie.

Votre livre se présente sous la forme d’un échange de lettres, d’un entrecroisement de deux voix. Celle de la suicidée commente en permanence les récits de l’écrivain avec force protestations, objections, sarcasmes. Vous lui donnez donc le rôle d’une critique violente de l’écriture en train de se faire.

Dans Lacrimosa en effet, cette femme est le seul « autre » du livre. Et cette construction qui fait alterner les voix, empruntée à la musique elle aussi, est une façon de progresser dans le livre. Elle permet au livre de devenir, de se construire. Le broyage du livre à l’intérieur du livre est par ailleurs un dispositif assez fréquent dans mon œuvre.

...qui vous permet d’échapper à la tentation du narcissisme, d’échapper à l’autosatisfaction ?

J’ai toujours eu une très forte sensibilité au grotesque, un sens aigu du ridicule. La connerie fait partie de l’humain et l’écrivain prend toujours le risque du ridicule et du grotesque parce qu’il ne recule devant rien dans l’écriture. Pour arriver à des territoires inexplorés, il prend forcément ce risque. Je ne peux pas être dans l’autosatisfaction, parce que je ne peux pas vivre dans l’immobilité. Je suis dans le mouvement, dans la prise de risque. Le mouvement est le contraire de l’autosatisfaction.

La seule chose qui compte, avez-vous dit, c’est qu’une phrase soit irréprochable sur le plan éthique. Qu'est-ce à dire ?

Une phrase est irréprochable quand elle n’est pas une escroquerie, c’est-à-dire quand elle correspond exactement à ce qu’on souhaite dire, à ce qu’on pense. Quelqu’un de cultivé pourrait très bien écrire, pourrait très bien être un pur escroc. Il s’approprierait aisément les manières de dire de tel ou tel écrivain, il serait dans le pastiche, ou dans la malhonnêteté. Être au plus près de ma pensée est mon indispensable éthique. Je voudrais que lorsque l’on rentre dans un de mes livres, ce soit comme rentrer dans la maison de quelqu’un et dire oui, je le vois bien, cette maison c’est vraiment lui.

 
 
© C. Hélie / Gallimard
 
2020-04 / NUMÉRO 166