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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Romancier, essayiste et journaliste engagé, auteur d’un livre passionnant sur Carthage, Daniel Rondeau vient d’être nommé ambassadeur de France. C’est à deux pas de la place de Beyrouth, à Paris, qu’il a reçu L’Orient Littéraire.

Par Rita BASSIL EL-RAMI
2008 - 08

On ne présente plus Daniel Rondeau. Né en 1945 en Champagne, il travaille pendant plusieurs années dans une usine en Lorraine, avant de se lancer dans le journalisme. Rédacteur en chef des pages culturelles de Libération, grand reporter au Nouvel Observateur, éditorialiste à l’Express, il fonde en 1987 les éditions Quai Voltaire. Auteur de romans, d’essais politiques, de récits de voyage, lauréat en 1997 du prix des Deux Magots et, en 1998, du grand prix de l’Académie Paul-Morand pour l’ensemble de son œuvre, il a publié, entre autres, Les Vignes de Berlin, Dans la marche du temps, Tanger, Alexandrie, Istanbul, Mitterrand et nous, Des hommes libres (sur les héros de la France libre entre 1940 et 1944) et Chronique du Liban rebelle. Dans son dernier livre, il nous invite à explorer Carthage et nous entraîne sur les traces de saint Augustin, Ibn ‘Arabî, Renan, Apulée, Lancel, Cicéron et Hannibal «?l’homme le plus glorieux d’une cité disparue, négligé par Plutarque  et caricaturé par Tite-Live?». Au commencement de cette ville mythique était une femme venue de Phénicie, Elissa, grande reine au destin tragique. Comme la ville qu’elle a fondée.

Tanger, Istanbul, Alexandrie, et enfin Carthage. Pourquoi le choix de voyages littéraires en terre méditerranéenne, ce «?personnage historique?» de Fernand Braudel??

Mon voyage méditerranéen a commencé au Maroc. J’étais parti à Tanger pour rencontrer l’écrivain américain Paul Bowles. Ce qui nous attire dans les villes, c’est bien sûr le charme des lieux, mais aussi les poètes ou les écrivains qui y ont vécu et qui les ont chantées. À Alexandrie, Cavafy, Forster, Durrell. À Tanger, toujours un peu gouvernée par l’ange du bizarre, je me suis rendu compte que la ville avait une position absolument incroyable?; c’est la porte d’entrée de la Méditerranée, une cité qui semble avoir toujours hésité entre l’Afrique et l’Europe, et en même temps c’est la ville de notre plus proche Orient. C’est à Tanger que mon projet méditerranéen a pris corps. Il y a une poésie dans ces villes charnières qui sont toujours à cheval entre deux mondes. Elles portent en elles-mêmes et en leur nom un certain charme lié à leurs hésitations. Et sur la cire des noms de lieux s’impriment les empreintes de trois aventures?: l’aventure géographique, l’aventure historique et celle des mots. Tanger, Alexandrie, Beyrouth, Istanbul, sont des mots qui semblent nous appeler. Mon projet de poursuivre ce voyage méditerranéen, d’en faire une sorte de grand livre, réparti en plusieurs volumes, sur les cités-reines d’Orient et de la Méditerranée, est né et a grandi avec mon voyage. Le voyage invente le chemin.

Carthage est un lieu mythique qui réunit les plus grands penseurs de l’Occident antique, mais aussi des penseurs orientaux comme Ibn ‘Arabî…

Cette ville a été un incroyable lieu de rencontre. Sur son rivage, et pendant des siècles, l’Orient et l’Occident n’ont cessé de se combattre ou de s’aimer. Ce fut la ville de saint Augustin et d’Ibn ‘Arabi. Nous, Occidentaux, avons aussi été fécondés par des poètes, des écrivains, des mystiques orientaux, ne l’oublions pas. Ils ont joué un rôle assez important dans l’histoire de notre poésie, de notre pensée. Ibn ‘Arabî est un grand poète soufi, qui passa plusieurs mois à Carthage. J’ai une petite faiblesse pour lui. Né à Murcie, mais enfant de Séville, il a péleriné jusqu’à Damas, on l’appelait parfois le fils de Platon (Ibn Aflatoun), et il envoyait ses poèmes par télépathie. Il se reconnaissait trois maîtres (Jésus, Moïse et Mahomet) et était marié aux étoiles et aux lettres de l’alphabet.

Que pensez-vous de cette Union pour la Méditerranée préconisée par le président Sarkozy??

La question fondamentale aujourd’hui pour beaucoup de peuples et de pays, c’est la question de l’identité. En France et en Europe, pour différentes raisons et parfois pour de bonnes raisons, je pense notamment à la construction européenne et à la réconciliation franco-allemande, nos identités ont été niées ou oubliées. La mondialisation, qui apporte le meilleur et le pire, et qui aplanit les différences, provoque un «?retour?» sur la question de l’identité. On remarque que les grandes puissances, les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, se retournent vers leur identité. Elle les protège comme elle protège leurs intérêts politiques et commerciaux Pour ma part, je vis depuis longtemps comme si j’avais le coeur divisé. J’ai souvent eu l’impression que l’Orient vivait en moi, avec son odeur de rose et de mort. N’oublions pas que le peuple français, comme tous les peuples européens, a grandi dans l’histoire sous les porches des cathédrales, et jamais très loin de la synagogue. Il ne faut pas oublier que nos deux religions sont des religions orientales, devenues universelles, mais que leur berceau, c’est l’Orient. Tout notre imaginaire, notre sensibilité, notre sagesse, notre spiritualité, ont été marqués par ces deux religions. Les paysans français et européens ont été marqués par ces mots de l’histoire sainte?: Golgotha, Tyr, Sidon, Jérusalem, Cana, etc. Ils avaient les pieds dans leurs terres et leurs pensées s’aventuraient parfois dans cette géographie de l’Évangile et de l’Ancien Testament. Il est très important de récupérer cette part d’Orient qui est en nous. La Méditerranée nous a appris à donner et à transmettre, à nous interroger sur nous-mêmes, sans manichéisme, et nous a laissé en héritage un ensemble de valeurs stables?: théisme juif, philosophie platonicienne, révolution chrétienne, tradition romaine, connaissance de l’arabité. Depuis les Croisades, et parfois de façon chaotique, nous avons appris à vivre avec cet héritage. Mais on apprend aussi, et on se découvre dans la confrontation. Je pense que ce projet euro-méditerranéen est un projet salutaire pour les deux rives. Nous n’avons pas tellement le choix.

Vous avez été toujours très engagé pour le Liban, avec notamment Chronique du Liban rebelle (Grasset) où vous souteniez la guerre de Libération menée par le général Aoun, et qui a été interdit à Beyrouth. Vous avez accompagné le général dans son exil et lors de son retour. Que pensez-vous aujourd’hui de ses positions?

Mon expérience passée m’a appris qu’il ne faut pas regarder la situation de Paris. C’est pourquoi je m’interdis de commenter aujourd’hui la situation libanaise. Ce qui me paraît juste dans les positions de Michel Aoun, c’est qu’on ne peut pas négliger la communauté chiite. Les chiites sont des Libanais qu’il ne faut pas exclure de la patrie libanaise. Il reste à inventer des formes politiques nouvelles qui permettent leur retour, et leur désarmement dans l’État, dans le cadre des institutions libanaises. Je ne peux pas en dire plus. Je pense qu’on a un peu progressé. Vous avez un nouveau président, tant mieux, je lui souhaite bonne chance. Il faut que les Libanais sortent de ce cauchemar, dont ils ne sont pas les seuls responsables. Le Liban est indispensable au Moyen-Orient, mais aussi à la terre entière. Comme je le disais dans Chronique du Liban rebelle, le Liban est plus qu’un pays, c’est une idée, une idée vivante?; il doit revivre et rayonner de nouveau. Le Liban, ce n’est pas seulement l’ancienne Phénicie, l’endroit d’où est partie la fondatrice de Carthage, c’est aussi l’endroit mystérieux où, sous des auspices françaises, l’islam et la chrétienté ont cristallisé en commun des émotions majeures et se sont inventé une communauté de destins. Je souhaite ardemment que, dans ce cadre méditerranéen, le Liban retrouve la vraie place qui est la sienne.

Le général Aoun vous écoute-t-il??


Jamais?! Ce n’est pas nouveau d’ailleurs, et il a peut-être raison, mais je lui garde toute mon amitié.

Dans Les Vignes de Berlin (Grasset), vous racontez votre Champagne natale d’où l’Orient est presque absent…

J’ai toujours aimé mon pays natal, la Champagne, non comme une prison, mais comme une métaphore du monde, l’endroit d’où je suis entré en communication avec des horizons lointains. Je raconte mon enfance dans Les Vignes de Berlin, c’est la source autobiographique de mon roman Dans la marche du temps. Mais vous avez tort de dire que l’Orient n’y est pas présent. J’ai ressenti les premiers appels de l’Orient dès mon enfance. Dans Les Vignes de Berlin, je dis que dès le Moyen Âge, des vitraux, des statues, des peintures avaient délivré les paysans d’Europe de l’étroitesse de leurs songes en élargissant leur horizon jusqu’au ciel de Judée.

Vous avez travaillé à l’usine. En quoi cette expérience est-elle enrichissante pour un écrivain, et que vous reste-t-il de Mai 68??

J’ai eu 20 ans en 68. J’avais, depuis l’enfance, la vocation d’écrire, mais cette vocation m’a abandonné quand j’ai été appelé par l’idée de la révolution. Je me suis jeté à corps perdu dans ce mouvement qui voulait changer le monde. J’ai décidé d’aller travailler à l’usine, j’y suis resté plusieurs années?: ce n’était donc pas une expérience, mais une action politique. Naturellement, cette action a échoué. Je voulais changer le monde?; à présent, je passe ma vie à le raconter. Qu’ai-je gardé comme idée de cette période intense?? Pratiquement aucune, ce sont des idées mortes. Mais ce que j’espère, c’est rester fidèle à la générosité et à l’enthousiasme de cette époque-là.

Vous avez présenté votre candidature à l’Académie française. Un rebelle comme vous a-t-il sa place dans cette institution qu’on dit «?vieillotte?»??

J’ai retiré ma candidature quand j’ai été nommé ambassadeur, parce que l’Académie et l’ambassade me paraissaient incompatibles, au moins dans les premiers temps de ma mission. Pour moi, ce n’est pas une institution «?vieillotte?». C’est la plus vieille institution française. Elle a été républicaine sous la Monarchie, monarchique sous la République. Pour moi, elle reste une sorte de tabernacle de la culture, du livre et d’une certaine idée de la liberté. Comme toute institution, elle a le temps pour elle. Je fais confiance à l’Académie pour continuer d’exister et de remplir sa fonction.

Fondateur des éditions Quai Voltaire et journaliste, vous êtes un observateur privilégié de la scène littéraire française. Quel regard portez-vous sur la littérature française contemporaine??

La littérature est toujours à l’image d’un pays. Nous voyons donc bien que la situation de notre pays est compliquée. Les Français sont installés dans une sorte de dépression dont ils ont du mal à sortir, tout en continuant parfois de faire des choses hors du commun de temps en temps, singulières et qui leur ressemblent. Je trouve que notre littérature est un peu trop nombriliste, manquant de générosité, pas assez aventureuse. Cela dit, je consacre ma vie à l’écriture, je fais partie du tableau et je ne peux pas accepter ce que certains en disent. J’espère témoigner, avec d’autres écrivains bien sûr, que la littérature française reste vivante. Je ne peux pas admettre qu’on me dise «?c’est fini?» à moins d’admettre ma propre mort d’écrivain.

Et la place de la littérature francophone??

Sa place est essentielle. La France s’est toujours faite par ses frontières. Les frontières aujourd’hui ne sont plus des frontières territoriales. La langue est un grand pays. Les frontières de cette langue sont floues, heureusement, imprécises, mouvantes. Les écrivains francophones, qu’ils soient libanais, haïtiens, québécois ou autres, échappent justement à notre dépression lente et durable. Ils nous apportent de la force. Salah Stétié, Salim Bachi, Yasmina Khadra et bien d’autres font honneur à la littérature en langue française. J’étais il y a quinze jours dans un collège près de Strasbourg, dans une classe où il y avait des étrangers, des jeunes gens venant d’Iran, d’Italie, d’Algérie, du Kosovo... Ils sont tous arrivés là il y a un an, et ont travaillé ensemble sur Les Vignes de Berlin?: j’ai été stupéfait de voir leur niveau de langue et leur amour de la littérature. Je suis rentré à Paris en pensant?: «?Ce sont eux qui vont nous aider à combattre notre asthénie?!?»

Vous dirigez la prestigieuse collection Bouquins chez Robert Laffont. Vous avez tenu à y publier les Œuvres complètes de Gibran Khalil Gibran. Pourquoi cet intérêt pour l’auteur du Prophète??

Parce que Gibran était un grand écrivain, parce qu’il est libanais, parce que sa vie et son œuvre manifestent le dialogue intérieur d’un homme entre Orient et Occident...



 
 
© Philippe Grollier / Opale
« La Méditerranée nous a appris à donner et à transmettre, et nous a laissé en héritage un ensemble de valeurs stables »
 
BIBLIOGRAPHIE
Carthage de Daniel Rondeau, NIL, 192 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166