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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Rose Tremain : « L’ironie est un vrai pouvoir »
Considérée comme l’une des grandes romancières anglaises contemporaines, Rose Tremain vient d’obtenir le prestigieux Orange Broadband Prize pour son roman The Road Home, paru en français sous le titre Retour au pays (Plon, 2008). Lauréate du prix Femina étranger pour Royaume interdit (1994), elle est traduite dans le monde entier.

Par Alexandre Najjar
2008 - 07

Elle a le sens de l’humour, un humour très british, mais aussi une grande distinction, une grâce naturelle, celle des princesses. « Lady » jusqu’au bout des ongles, Rose Tremain s’exprime dans un français impeccable, appris à la Sorbonne au début des années 60. Après une douzaine de romans remarqués et quatre recueils de nouvelles, elle publie Retour au pays, l’histoire de Lev qui, à la mort de sa femme, quitte sa Russie natale pour l’Angleterre où il espère une vie meilleure. Pour subvenir aux besoins de sa fille et de sa mère, il devient serveur et, en attendant de rentrer au bercail pour y ouvrir son propre restaurant, vit toutes sortes d’aventures dans un pays qu’il observe d’un regard à la fois naïf et critique. À travers ce personnage pittoresque, c’est toute la société anglaise qui est passée au crible, avec ses immigrés, ses contradictions, ses incohérences… C’est à Saint-Malo que nous avons rencontré cette grande romancière qui, malgré les distinctions et les honneurs, a su rester humble et spontanée.

Comment êtes-vous venue à l’écriture ? Avez-vous été encouragée par votre entourage ?

Mon père écrivait des pièces de théâtre, mais il ne rencontrait pas le succès : ses pièces n’étaient jouées que dans les petits théâtres de province. Quand l’une de ses pièces fut enfin acceptée par un important théâtre londonien, l’actrice connue qui devait interpréter le rôle principal renonça à la dernière minute, préférant jouer dans un film. Le projet tomba à l’eau, au grand désespoir de mon père qui ne s’en remit jamais. J’ai ainsi grandi avec l’idée que l’écriture était une occupation très honorable, mais « maudite ». J’avais dix ans au moment de cette tragédie. Émue par l’échec de mon père, j’ai pris la décision de devenir écrivain, tout en sachant que la route serait longue. À l’école, une enseignante excentrique (elle donnait ses cours vêtue d’un manteau de fourrure !) m’a encouragée dans cette voie. J’ai alors écrit deux pièces, dont j’ai assuré la mise en scène et les costumes. Ce fut pour moi une expérience inoubliable !

Comment a réagi votre père quand, plus tard, vous avez vous-même rencontré le succès ?

Assez mal. Il était pénible pour lui de voir sa fille percer alors que sa propre carrière n’avait pas marché. Son attitude, qui ressemblait à de la jalousie, m’a fait beaucoup de peine…

D’où vous vient cette passion pour la France et sa langue ?

À l’âge de 18 ans, ma mère, qui était très francophile, m’a envoyée à la Sorbonne. Elle avait elle-même été envoyée en France durant sa jeunesse et considérait que c’était là la seule éducation positive reçue de ses parents ! En 1961-1962, j’ai passé à Paris une année magnifique. Je n’allais pas très souvent aux cours, mais je baignais dans une atmosphère extraordinaire. Depuis, la France fait partie de ma vie. J’ai même acheté une maison dans le Gard où je me rends avec mon mari. Il me plaît de devenir française deux mois par an !

Votre dernier roman est l’histoire d’un apprentissage, celui de Lev qui, comme Candide, découvre l’Angleterre avec une innocence proche de la naïveté. Pourquoi ce thème de l’exil ?

En Angleterre, l’exil et l’immigration sont des sujets qui préoccupent la population. D’un point de vue sociologique ou ethnographique, les immigrés ont changé la vie des citoyens. Il existe d’ailleurs une situation de schizophrénie à leur égard : les Anglais aiment montrer qu’ils sont hospitaliers dans une société multiculturelle, mais, dans le même temps, ils ont peur des conséquences de ce phénomène sur le plan de la sécurité, du logement, etc. J’ai voulu, dans ce roman, comprendre l’exil de ces immigrés déracinés et examiner la société anglaise du dehors, à travers les yeux d’un être naïf et innocent…

Dans votre description de la société britannique, vous n’êtes pas tendre avec sa perception de l’art moderne !

Et pour cause ! Il n’y a pas si longtemps, j’ai assisté à une exposition dans une école de beaux-arts réunissant les œuvres des étudiants qui avaient accompli trois ans d’apprentissage. Je suis restée bouche bée en découvrant un tableau orné d’une seule ligne noire. Fallait-il apprendre l’art pendant trois ans pour en arriver là ! La scène artistique en Angleterre est malheureusement dominée par l’argent, dirigée par une poignée de curators qui ont beaucoup de pouvoir et qui imposent leurs standards. Les jeunes s’alignent bêtement sur leurs concepts dans l’espoir de réussir. Dans mon roman, Lev est choqué par ce qu’il voit. Je lui fais dire ce que je pense. Le roi est nu mais personne n’ose l’admettre !

Lev éprouve du mal à s’adapter dans la société londonienne. Est-il possible de s’intégrer sans se renier ?

Il est très difficile de s’intégrer. Plus on essaie de connaître un pays, plus on n’en sait rien. Pendant mon séjour à Paris, je me suis moi-même aperçue que plus j’essayais d’aller au fond des choses et moins j’en savais sur cette ville. Il est presque impossible de bien assimiler une autre culture que la sienne. Lev est trop mélancolique, trop attaché à ses racines. Il sait qu’il doit se débarrasser de ses souvenirs, rompre avec son passé, mais il n’y parvient pas.


Vous avez écrit des romans historiques, comme Musique et silence ou Le Don du roi, et d’autres, plus contemporains. Pourquoi ce va-et-vient ?

Je n’aime pas rester dans le même registre. J’aime les toiles larges, les sujets complexes. J’aime bien explorer le passé. Dans les romans historiques, ce qui me plaît, c’est la complexité du passé et la possibilité d’être quelqu’un d’autre. Au pensionnat déjà, j’aimais faire du théâtre, interpréter des rôles, inventer des voix…

Il y a dans votre œuvre des passages irrésistibles de drôlerie. L’humour est-il pour vous une forme de liberté ?

L’ironie est un vrai pouvoir. J’aime la juxtaposition de l’humour et des choses sombres. L’humour les illumine. Dans Musique et silence, j’évoque Kirsten, la femme du roi du Danemark, qui n’est plus amoureuse de son époux et qui « commet » toutes sortes de choses audacieuses. J’ai pris du plaisir à la mettre en scène. Elle est bourrée d’humour, et se montre même vulgaire pour choquer son entourage !

Vous êtes en train d’adapter Eugénie Grandet en anglais pour le cinéma. Pourquoi ce choix ?

Il y a dans le chef-d’œuvre de Balzac une mélancolie à laquelle je suis très sensible. Mais il y a aussi un côté humoristique méconnu, que j’ai souhaité accentuer. Mon scénario a été acheté par la BBC et le film sera réalisé par Julian Farino. C’est Ian Mac Kellen, qui a joué dans le Seigneur des anneaux, qui interprètera le rôle du père Grandet.

Le réalisateur François Ozon vient d’adapter une de vos nouvelles. Êtes-vous satisfaite du résultat ?

François Ozon a choisi d’un des mes recueils de nouvelles, Les Ténèbres de Wallis Simpson, un récit de quinze pages intitulé Léger comme l’air. Il l’a adapté pour le cinéma et le tournage du film devrait commencer bientôt. J’ai apprécié son travail, mais pas la fin qui me semblait trop optimiste. J’en ai discuté avec lui. Il a finalement trouvé la bonne solution : filmer plusieurs fins et décider de la meilleure au moment du montage !

Qu’apporte l’écriture d’un scénario au romancier ?

Le scénario est un travail de collaboration, le roman une solitude totale. J’aime l’aspect visuel des scénarios qui m’aide dans l’écriture de mes romans, notamment dans la rédaction des dialogues. La plupart des écrivains ont peur des dialogues, moi pas !

Vous avez été membre de plusieurs jurys de prix littéraires. Quel regard portez-vous sur la littérature anglaise contemporaine ?

J’ai grandi dans l’ombre de Amis, Rushdie, McEwan. Je suis leur contemporaine et les apprécie. Dans son roman Midnight Student, Rushdie a subi l’influence de ce qu’on appelle le « magic realism » des écrivains sud-américains comme Vargas Llosa, Borges, Garcia Marquez… Et, à son tour, il a influencé sa génération – la mienne. Parmi les auteurs prometteurs, je pense à Zadie Smith, Monica Ali, Hari Kunzru, qui ne sont pas des Anglais de souche. À l’instar des écrivains francophones qui irriguent la langue française, ces auteurs enrichissent considérablement la littérature anglaise !



 
 
© Jerry Bauer / Opale
« Le scénario est un travail de collaboration, le roman une solitude totale. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Retour au pays de Rose Tremain, Plon, 2008, 460 p.
 
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