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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Directeur de la rédaction du journal  Le Monde, Éric Fottorino, 47 ans, vient d’obtenir le prix Femina 2007 pour son roman Baisers de cinéma. Entretien avec un auteur à la fois nostalgique et lucide.

Par Laurent BORDERIE
2008 - 01
Dans Baisers de cinéma, Éric Fottorino raconte l’histoire d’un jeune homme qui part en quête d’une mère sublimée. Élevé par son père, chef opérateur de cinéma, Gilles Hector s’aliène dans une quête de l’idéal féminin associé à une mère inconnue, et se perd dans les bras de Mayliss à la fois mère, amante, mystérieuse, fugueuse  et possessive. Un roman troublant qui baigne Paris dans des lumières cinématographiques, s’interroge avec justesse sur les rapports père-fils, la difficulté de grandir pour passer dans la lumière et la notion d’identité. D’aucuns ont eu l’impression de lire un roman de Modiano, ce n’est pas le cas, mais Éric Fottorino, auteur notamment du très remarqué Korsako (prix des Libraires 2005),  apprécie cette comparaison qu’il vit comme le reflet d’une passion.

Votre œuvre, déjà conséquente, fait de vous un écrivain reconnu et non pas un journaliste qui écrit comme l’on en connaît beaucoup. Vivez-vous cela comme un dédoublement ?

Tout à fait.  Je mène la carrière normale d’un journaliste rigoureux, j’écris et  je réalise un journal comme tel, jusqu’au bout. Cela m’occupe tous les jours de ma vie d’homme. Chez moi, en revanche, une autre nature prend le dessus. La vie d’un journaliste s’inscrit  dans le temps des autres, celui de l’impatience, du journal à écrire, à enrichir, à former. Celle de l’écrivain correspond au temps que je m’accorde, dans la patience, dans l’écriture qui coule ou ne coule pas. C’est un véritable dédoublement qui est  très éloigné d’une quelconque forme de schizophrénie, qui me convient et me complète dans ma vie d’homme. Être seulement journaliste était insuffisant pour m’accomplir.

Dans votre dernier livre, vous prévenez le lecteur en écrivant en préambule : «?En ce temps-là, pour qui voulait téléphoner dans la rue, il fallait quelques pièces de monnaie frappées en franc, ou une carte à introduire dans l’appareil d’une cabine…?» Êtes-vous encore nostalgique de cette époque où l’on pouvait encore croire au hasard ?

Si j’ai cherché à prévenir le lecteur, c’est moins par nostalgie que parce que nous sommes baignés dans les courriels ou les portables aujourd’hui. Mes héros sont dans l’attente, l’attente d’un coup de téléphone, d’une lettre que le facteur va déposer. Il fallait  que je précise cela parce que ce roman est justement sur l’attente. C’était le XXe siècle, souvenez-vous, il y a moins de dix ans, et tellement de choses ont changé ! Plus que jamais, j’ai l’impression que l’on parle pour ne rien dire, ou dire si peu. Il n’ y a plus de place pour la surprise ou le hasard. Avant, il y avait les rendez-vous téléphoniques, l’attente chez soi, que le téléphone sonne. Et même si le hasard n’existe pas, la place qu’il avait n’a plus jeu aujourd’hui, c’est dommage et cela nous force à nous abstraire de l’environnement parce que l’on se dit des choses aujourd’hui qui n’aurait pas pu l’être il y a quelques années aussi facilement. Et tout cela pour se dire quoi au final ? Mes héros attendent, cela donne une dimension supplémentaire, oubliée aujourd’hui, au roman.

Gilles Hector, le héros de Baisers de Cinéma, est en quête de sa mère. Son père, un chef opérateur de cinéma, qui l’a élevé ne lui a jamais parlé d’elle. Gilles cherche, rêve, et tout semble lui échapper, même la femme pour laquelle il éprouve du désir.

Tous mes héros, tous mes livres sont traversés par cette quête. Mon livre n’est pas une enquête, mais le lecteur ressent, éprouve la quête. On peut se demander s’il a vraiment envie de découvrir l’identité de sa mère. Rêver qu’il s’agit de l’une des actrices de cinéma que son père a photographiées, comme Martine Carole, Marthe Keller, Jeanne Moreau ou Emmanuelle Riva pourrait lui suffire. Il a envie de s’installer dans un questionnement. Les questions d’identité se sont imposées à moi. J’ai vécu cela enfant, fils d’un père qui n’était pas celui de mon état civil. Je pense que souvent l’on cherche, sans vouloir trouver. Gilles n’a pas grandi avec l’amour d’une mère. Son père, un peu fuyant, l’a laissé dans l’ombre alors qu’il mettait en lumière les plus grandes actrices du cinéma français. Dès le début du roman, on apprend que Gilles est séparé d’une femme, il est sur le passage entre l’ombre et la lumière. Et il n’entre jamais dans la lumière, la relation qu’il amorce avec Mayliss est volontairement vécue dans l’ombre.

Gilles se rend compte qu’il ne sait rien de son père qui l’a élevé, ni de sa mère qui est inconnue. Les enfants doivent-ils tout savoir de leurs parents ?

Il ne faut pas mentir aux enfants, mais il n’est pas nécessaire de tout leur dire. Je suis heureux, moi, de ne pas tout savoir de mes parents. Il faut laisser une part de rêve dans la part d’ombre de chacun d’entre nous. Les enfants sont des êtres humains normaux qui doivent apprendre à vivre, apprendre à s’ennuyer et à trouver le temps long. Lorsque l’on sait tout, lorsque l’on n’a rien à découvrir, que devient la curiosité naturelle qui demeure en chacun de nous et que nous devons développer ? Il ne faut pas vivre dans le banal mais dans le mystère.

Baisers de Cinéma est aussi un roman sur le temps, celui qui passe et que l’on veut retenir. Lorsqu’il réussit à demeurer avec Mayliss, Gilles dit : «?Quand elle était là, le temps se rangeait de mon côté.?»

Le temps est une donnée essentielle à notre vie d’homme. J’ai toujours senti le temps passer, j’ai toujours voulu le soupeser. L’âge fait que l’on ne le mesure pas toujours de la même façon : après avoir pris conscience de sa fuite, on se prend à mesurer celui qu’il nous reste. La technologie en revanche atomise le temps. Nous devenons des nomades du temps. Les livres sont salvateurs, il sont du temps stocké, du temps qu’il faut savoir prendre. Les livres sont aussi l’œuvre du temps et il ne faudrait conserver dans les bibliothèques que les livres que l’on n’a pas lus, pour prendre le temps de les lire et mesurer ce plaisir.

Pour qui apprécie l’œuvre de Modiano, on a l’impression que votre livre ressemble à l’un des siens. Comment jugez-vous cette comparaison ?

C’est un honneur pour moi d’entendre cela.  J’ai lu et relu tout Modiano et le temps ne passe jamais assez vite entre le moment où j’achète ses romans et celui où je les lis. Peut-être est-ce parce que j’ai campé l’atmosphère de mon roman dans les années 60 ? J’ai essayé d’avoir une écriture transparente, je décris des gens fragiles, je n’appuie pas avec la plume. Patrick  Modiano m’a dit qu’il l’avait aimé. J’ai quelques maîtres, Truffaut et Modiano sont au sommet. Ils évoquent une quête de l’enfance, ils me sont familiers. Modiano est modeste, humble et attentif, il a réussi une œuvre magique.

Pour l’homme en relation directe avec le monde que vous êtes, que représente la littérature aujourd’hui ?

La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. J’adore le journalisme, mais  pour moi la vie prend de son intensité, ses dimensions, ses couleurs dans la fiction. C’est un supplément de vie que ne donne pas la réalité. Je crois à l’imprimé, à la langue écrite. La fiction et l’imagination ont un formidable pouvoir d’anticipation. Lisons Orwell aujourd’hui et pensons à ce qui s’est passé en Birmanie. Il y a une facilité intuitive de la littérature pour modeler le monde tel qu’il existera.

 
 
© Hannah / Opale
« Les livres sont salvateurs, ils sont du temps stocké, du temps qu’il faut savoir prendre »
 
BIBLIOGRAPHIE
Baisers de cinéma de Éric Fottorino, éditions Gallimard, 190 p.
 
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