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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Malek Chebel : « Il n’y a pas de progrès sans remise en question »
Anthropologue et psychanalyste, Malek Chebel est le théoricien d’un islam fondé sur la démocratie, la laïcité, la république et le modernisme, dans une quête à cheval entre profane et sacré…


Par Rita Bassil el-Ramy
2007 - 09

Transgresser pour progresser. Telle est la stratégie des ouvrages initiateurs de Malek Chebel. Prônant un islam des Lumières, ils appellent à la prééminence de l’individu sur la communauté, étape incontournable dans la constitution d’un État de droit, seul garant des libertés individuelles et collectives. Le corps est au sein de toutes ses préoccupations. Il est même le point de départ de son voyage dans les profondeurs incertaines de l’être arabe qu’il veut alléger de tous ses tabous sexuels et sociaux comme le laissent entendre d’emblée ses titres surprenants et provocateurs : Le Kamasutra arabe, L’Encyclopédie de l’amour en islam, Anthologie du vin et de l’ivresse en islam … Tout se construit chez Chebel à travers une critique et une autocritique de l’islam qu’il veut décharger des clichés et des mauvaises interprétations en prenant la raison pour guide de lecture. Rencontre à Paris avec un auteur aux idées hardies, qui a à son actif de nombreux ouvrages de référence sur la société musulmane, dont un Dictionnaire des symboles musulmans (Albin Michel) et un Dictionnaire amoureux de l’islam (Plon).

Deux œuvres majeures sont à la base de la construction de l’être arabe et musulman : Le Coran et les Mille et une nuits. Le sacré et le profane. Le religieux et l’érotique. C’est à ces deux axes que vous avez consacré une grande partie de vos recherches. Comment analysez-vous ce décalage dans le monde arabo-musulman entre le puritanisme et l’érotisme ?

Le puritanisme, tout ce qui est religieux, est quelque chose de collectif, qui rassemble, qui unit, alors que tout ce qui est érotique est individuel. Mon combat philosophique premier, et tout ce que j’ai fait depuis vingt-cinq ans, c’est l’émergence de l’individu arabe. C’est de donner la chance à l’individu de devenir autonome, d’être conscient de sa singularité. À partir de cette base-là, j’ai travaillé sur toutes les notions qui me permettent de m’en approcher.

Le XXe siècle a montré que le progrès n’est pas l’évolution. Le monde arabe peut-il se moderniser en respectant ses propres valeurs ?

Il ne peut y avoir de progrès sans remise en question. L’Occident lui-même n’a atteint le progrès qu’il connaît aujourd’hui que dans la mesure où il a remis en question nombre de ses convictions anciennes, sclérosées, féodales, aristocratiques…Et ce, sur tous les plans : familial, politique, national… Le monde arabe n’est pas encore arrivé à ce stade-là. Dans le Golfe, on est à la fois au Moyen Âge et au XXIe siècle. La schizophrénie, dans ce cas-là, dépasse l’individu. Nous sommes entre deux plaques, celle du passé et celle du futur, mais en tant qu’individus, nous n’existons pas !

Le problème c’est que les jeunes Arabes d’aujourd’hui n’arrivent pas à trouver une place où parler de leurs inquiétudes et de leurs questionnements. Ils traversent un vrai problème identitaire. Qu’est-ce qui empêche les voix modérées, écrasées par une minorité extrémiste, de se faire entendre ?

Je pense que les voix modérées dans le monde arabe n’ont malheureusement aucune chance de s’exprimer, parce qu’elles ont tout contre elles. Les fondamentalistes, les hommes politiques, les barons en place, les financiers… toutes les autorités de haut niveau n’ont aucun intérêt à voir des jeunes ou des modérés s’exprimer au nom de l’islam ou de la nation arabe et prêcher le renouveau, parce que cela déstabiliserait tout l’establishment corrompu, véreux, décalé et profiteur des régimes arabes. Il n’y a pas d’espace suffisamment libre sur le plan politique pour permettre à ces voix de s’élever sans danger. Ce qui se passe chez nous, dans les pays arabes, c’est qu’on vous laisse vous exprimer, mais « à vos risques et périls ». Vous n’êtes protégé ni par la loi ni par l’état !

Le fondamentalisme religieux fait peur à tout le monde, spécialement aux musulmans eux-mêmes. Dans le monde arabe, nous sommes coincés entre les dictatures et l’extrémisme religieux. Comment les musulmans peuvent-ils faire face à l’islam fondamentaliste?

En s’appuyant sur l’État de droit qui n’existe pas encore. Qu’est-ce qui est plus facile : créer un État de droit ou combattre le fondamentalisme religieux ? Nous sommes devant un principe de réalité simple : soit nous continuons à jouer la politique de l’autruche, à ne pas voir les échéances ni les dangers que constituent en particulier les fondamentalistes, en rêvant à un État arabe idéal, démocratique, respectueux des différences, des minorités, des femmes, des jeunes ; soit nous prenons notre destin en main, et nous décidons de créer un État de droit. Je pense que compte tenu de la manière dont les choses se passent, on aura plus de difficultés à nous débarrasser du fondamentalisme qu’à créer nos propres surfaces de liberté. J’ai démontré dans Le Sujet en islam que le fondamentalisme religieux est de la même nature que la dictature politique. Ce sont les deux aspects d’un même phénomène. On ne peut pas combattre la réaction religieuse avec la féodalité que nous avons. Le dictateur et le fondamentaliste s’entendent à merveille. Ils se soutiennent, ils sont solidaires. C’est nous qui sommes des gêneurs. Il nous faut défier toutes ces instances religieuses et politiques qui nous gouvernent pour pouvoir inventer une autre citoyenneté. L’individu sous toutes ses formes est le seul garant d’une éventuelle émancipation du citoyen arabe. C’est le seul antidote au fondamentalisme religieux et politique.

Deux exemples nous montrent les difficultés de la cohabitation entre la culture musulmane et la culture occidentale : le voile et l’affaire des caricatures. Comment aurait-il fallu aborder ces deux questions pour éviter les  « malentendus » du choc des deux cultures ?

Il s’agit là de deux niveaux différents : le voile intéresse le musulman lui-même ; les caricatures, c’est le point de vue d’un non-musulman sur l’islam. Dans les deux cas, les tenants d’un islam rigoriste ont réagi de la même manière : le repli. Ils ont multiplié le port du voile parce que les Occidentaux ont montré qu’ils n’aimaient pas le voile, pour les agresser visuellement. Ils ont cherché à voiler le plus grand nombre de femmes pour montrer leur puissance. Certains prétendent que si je suis contre le voile, je suis contre l’islam. Ce n’est pas vrai. Je ne suis pas contre l’islam, je suis contre les hommes qui imposent le voile. Enlevez la volonté des hommes de se soucier de voiler les femmes par jalousie, parce qu’ils n’ont pas envie que les autres les regardent, vous verrez que le problème est réglé, vous n’avez pas besoin d’interpréter le Coran. C’est une question d’hommes et les femmes se soumettent aux lois des hommes parce qu’elles n’ont pas la possibilité de faire autrement, parce qu’elles craignent de ne plus être respectées. Le voile n’est pas une question religieuse, c’est une question de pouvoir régalien de l’homme par rapport à la femme. Les théologiens ne peuvent pas me contredire : sur les 6 218 versets, 5000 parlent d’Allah, et seulement deux versets parlent du voile ; et ces deux versets sont flous. C’est donc l’interprétation masculine qui en a été faite a posteriori qui est déterminante. C’est tout.
Dans l’affaire des caricatures, il s’agit du point de vue d’Occidentaux caricaturant le Prophète. Pour ma part, j’ai prêché l’indifférence totale. J’ai également déconseillé d’intenter un procès à Charlie Hebdo. On ne peut pas aller contre la liberté d’expression. Mais on ne m’a pas écouté.

Quelles « recettes » l’islam propose-t-il à l’émancipation féminine, à l’islam modéré ?

L’islam modéré est l’islam de la raison. Par conséquent, les recettes que je préconise sont les recettes du droit. Les recettes de l’action militante de la désaliénation, de la connaissance et du savoir, de la limitation par le droit du pouvoir de l’homme à différents niveaux : mariage, héritage, succession… En somme, tout ce qui fonde un État de droit !




Dictionnaire amoureux de l’islam, Plon, 2007, 715 p.

Manifeste pour un islam des Lumières, Hachette Littérature, 2004.

Le Kama-Sutra arabe, Pauvert, 2006, 452 p.
 
 
D.R.
« Le voile n’est pas une question religieuse, c’est une question de pouvoir régalien de l’homme par rapport à la femme. » « Le dictateur et le fondamentaliste s’entendent à merveille. Ils se soutiennent, ils sont solidaires. »
 
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