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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Dominique Fernandez : « Mes romans sont des autobiographies imaginaires »
Épris du génie russe, de la magie orientale et des splendeurs italiennes, Dominique Fernandez, infatigable voyageur et artiste complet, capture les mouvements et les couleurs dans une littérature qui oscille entre l’écriture, l’opéra, la photographie, la sculpture, la peinture, le féminin et le masculin. Rencontre parisienne à l'ombre de Stendhal.

Par Rita Bassil el-Ramy
2007 - 03


Né en 1929, Dominique Fernandez est l’auteur d’une œuvre abondante où les rapts et les extases du Bernin (Rome, 2004 avec les photographies de Ferrante Ferranti,) succèdent aux castrats d’Italie (Porporino ou les mystères de Naples, 1974 prix Médicis), aux créateurs russes (Dictionnaire amoureux de Russie, 2004), aux autobiographies fictionnelles et autres romans (L’Étoile rose, 1978, Dans la main de l’ange, prix Goncourt 1982, Le Rapt de Ganymède, prix Méditerranée 1986). Couronné par les plus prestigieux prix littéraires, docteur ès lettres, normalien, agrégé d’italien, critique littéraire, Dominique Fernandez vient de publier chez Grasset un essai  intitulé L’Art de raconter où il s’attaque à la théorisation de la littérature et rappelle à l’intelligentsia que le roman est, avant tout, « une jubilation, une machine à rêver et à entraîner le lecteur dans les émois et les délices de l’aventure ». Candidat à l’Académie française, il a de bonnes chances d’être élu, le 8 mars prochain, au fauteuil du professeur Jean Bernard.               

Vous avez été un écrivain précoce. Avez-vous subi l'influence de votre père, Ramon Fernandez, qui était un critique connu ?  

Je suis né écrivain ! Dès l’âge de 11 ans, j’ai commencé à écrire. J’ai peu connu mon père parce que mes parents avaient divorcé alors que j’étais encore très jeune. J’ai vécu avec ma mère. Quand mon père est mort, j’avais quinze ans, je l’ai donc très peu vu... Je n’ai pas trop de souvenirs de lui, pas d’influence directe…  

Vous avez vécu en Italie et publié des ouvrages remarquables sur ce pays, dont Le Voyage d’Italie. D'où vous vient cette passion pour Rome et Naples ? Pourquoi pas Florence – que votre livre passe sous silence ?

J’ai découvert l’Italie quand j’avais vingt ans. J’en suis tombé amoureux  et j’y ai passé la moitié de ma vie. Je suis italien de cœur, bien que mexicain d’origine. Je préfère l’Italie du Sud. Pour moi, la véritable Italie commence à Naples. Au Nord, c’est l’Europe. Naples, mais aussi la Sicile où je possède une maison, c’est déjà un peu l’Orient, un peu Beyrouth ou Damas. C’est la Méditerranée composite : on y trouve un peu d’Afrique, un peu de Grèce, d’Italie, d’Espagne… Quant à Florence, je ne l’aime pas beaucoup : c’est une ville d’antiquaires et de musées !  

Vous avez consacré un ouvrage à la Méditerranée, intitulé Mère Méditerranée. Le concept de Mare nostrum a-t-il encore un sens de nos jours ? 

Oui. C’est même le seul concept intéressant par rapport à l’américanisation galopante et à l’Europe ! 

Vous déclarez dans L’Art de raconter : « Pas de doctrine littéraire pas de théorie sur le langage, pas d’esthétique romanesque, rien que l’humeur et la liberté de qui aime écrire. Quel bain de jouvence pour notre époque qui a fait de la littérature un temple, un laboratoire, une salle de débats, tout sauf un lieu de vie et de plaisir... » N’êtes-vous pas trop sévère à l’égard de la littérature contemporaine ?

Il y a deux aspects de la littérature contemporaine que je trouve fâcheux. C’est, d’une part, ce qu’on a appelé le nouveau roman, c’est-à-dire le roman expérimental qui, depuis cinquante ans, a stérilisé pas mal de romanciers français. C’est un roman sans personnages, sans sujet, sans intrigue… un roman de laboratoire, assez ennuyeux en général, qui est pour moi le contraire du roman. Et, d’autre part, une tendance plus récente qu’on appelle l’autofiction, qui consiste en un déballage narcissique, sans construction, sans composition, sans mise en scène, sans véritable intérêt. Ces deux tendances sont, à mon sens, antiromanesques et antiartistiques ! 

Dans ce livre, vous déplorez également le dédain de l’intelligentsia envers le roman d’aventures dont vous êtes un grand défenseur : vous rendez hommage à  Stevenson et à Dumas – qui vous a déjà inspiré un essai intitulé Les douze muses d’Alexandre Dumas…  

L’Île au Trésor de Stevenson est un roman admirable parce qu’il est transparent et mystérieux à la fois. Alexandre Dumas a toujours su aborder des sujets passionnants – alors que le roman contemporain souffre, précisément, de l’absence de sujets. Contrairement à la légende, il écrivait remarquablement bien. Il possède un style extraordinaire : sec, nerveux, plein d’humour et d’intelligence. Et puis, il y a Stendhal, que je place au-dessus des autres parce qu’il était le plus complet. 

Il y a quelque chose de stendhalien en vous… 

Stendhal est mon  maître, je me sens très proche de lui. L’esprit de Molière est également unique, mais comme romancier, voyageur et critique, c’est Stendhal que je préfère. D’ailleurs, nous partageons les mêmes goûts : l’Italie, la musique, l’opéra… Et un certain goût de la liberté !        

« La vogue actuelle de l’opéra me semble être la revanche du public contre ce qui a été le long « terrorisme » des Robbe-Grillet et des Sarraute, des Barthes et des Beckett, la vengeance du « sens » et du « plein » contre l’esthétique du manque, de la faille, de l’esquive »…Votre écriture est en parfaite osmose avec l’opéra. Comment vivez-vous « l’union » de ces deux genres ? 

Il existe certainement une « union » de l’opéra et du roman qui sont en apparence deux mondes très différents. Ce que j’aime dans l’opéra, c’est que c’est un roman mis en musique. Verdi, Puccini… racontent en musique des histoires d’amour, de trahison, de mort, de passion. Mais j’oppose l’opéra et la musique dite « pure », c’est-à-dire la musique instrumentale, les sonates, les symphonies, comme on peut opposer la poésie, qui est un genre « pur », et le roman, qui est une histoire. 
 
« C’est cela, je le répète, le roman : se raconter soi-même mais en s’imaginant sous l’identité d’un autre. » Une grande partie de vous réside-t-elle dans vos romans ? Quel lien vous unit-il à vos personnages ? Vous incarnez tantôt un castrat napolitain du XVIIIe siècle (Porporinio), un poète avide d'immolation (Dans la main de l'ange), un peintre allemand fasciné par l'Italie (L'Amour), tantôt une victime du sida (La Gloire du paria) ou Caravage lui-même (La Course à l'abîme). Est-ce ainsi que vous explorez les différentes facettes de votre être ? 

 Oui, parce que l’écrivain parle toujours de soi. J’ai parlé de l’autofiction, mais l’écrivain ne doit pas parler de lui-même à l’état brut. Il faut parler de soi à travers des identités de rechange, des doubles nourris de soi mais qui deviennent indépendants de soi. Les grands romanciers comme Stendhal procédaient ainsi. J’appelle « autobiographie imaginaire » mes propres romans, parce que j’ai pris des personnages historiques qui ont vraiment existé comme Pasolini, Tchaïkovski, Caravage et, au lieu de raconter leur vie, j’ai raconté la mienne,  comme si j’étais à leur place. Il ne s’agit pas du tout de biographie. J’ai choisi des personnages dont on ne sait pas grand-chose, dont la vie est entourée de mystère, et je me suis demandé ce qui s’est passé chez ces gens-là. Que mon personnage soit fictif ou historique, j’adopte la même démarche. Porporino, par exemple, est imaginaire. Je me suis mis à sa place et je me suis demandé : «  Qu’aurais-je fait si j’étais un castrat napolitain du XVIIIe siècle ? »     

Dans vos romans, on constate un jeu très subtil entre réalité et fiction…

Seul, le romancier peut écrire l’histoire, peut reconstituer la réalité. La réalité ne veut rien dire. Même votre ami le plus proche, même la personne avec qui vous prenez vos repas tous les jours, avec qui vous couchez, avec qui vous vivez, garde une part de mystère : vous ne savez pas vraiment qui elle est. Je crois même que tout individu ne sait pas très bien qui il est. Il n’y a donc pas de vision unique d’un être. Il y a beaucoup de secrets dans une vie. Prenez Caravage. Des pans entiers de son existence nous sont toujours inconnus du point de vue « réel ». Il n’y a pas d’archives. On ne sait même pas où et quand il est né exactement, quand il est mort et qui il a aimé. C’est par sympathie et par empathie qu’on peut, à travers l’imagination, essayer de retrouver la réalité !  

Vous avez publié un Dictionnaire amoureux de la Russie. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce pays ?

La culture ! La culture russe est la plus riche du monde : la littérature (Pouchkine, Tolstoï, Gogol, Tourgueniev…), la musique, l’opéra, la danse, le cinéma… On sent qu’un grand souffle anime cet immense pays que Dumas appréciait tout particulièrement. Après ses voyages en Russie, il a écrit cinq ou six romans qui s’y rapportent. Il y a chez l’un et l’autre  une extravagance, une certaine démesure… 

Vous consacrez également un album à la Syrie, illustré par le photographe Ferrante Ferranti… Pourquoi ce pays, pourtant décrié à cause de son régime politique ?

Je suis allé pour la première fois en Syrie en 1995 à l’occasion du Salon du livre de Beyrouth. Je m’y suis fait de très bons amis et j’y suis retourné quatre ou cinq fois. J’ai visité Alep, Damas, les villes mortes : Rassafé, Palmyre… Je suis même allé en voiture jusqu’au bord de l’Euphrate et j’ai été émerveillé : on découvre l’Euphrate au milieu du désert et l’on se dit avec émotion que la civilisation est née là ! La Syrie est un pays très « photogénique », qui a conservé toute son authenticité. Prenez les souks d’Alep : on se croirait au cœur des Mille et une nuits !  
 
Un album sur le Liban est-il envisageable ?

Pourquoi pas ? Mais je connais moins bien le Liban. J’ai déjà visité les belles montagnes du Chouf, Byblos, Tripoli… Il faudrait que j’y revienne, que j’y séjourne un peu. Je connais plusieurs écrivains  libanais, comme Amin Maalouf, qui est un ami, Adonis, Alexandre Najjar… Parmi les auteurs syriens, j’apprécie tout particulièrement Myriam Antaki qui a écrit en français une autobiographie imaginaire sur Zénobie.   

Comment considérez-vous la francophonie ? A-t-elle encore un sens ? N’a-t-on pas tendance en France à la regarder comme une idée dépassée, un héritage du colonialisme ?

Détrompez-vous ! À l’heure actuelle, la plupart des écrivains intéressants sont francophones. Les écrivains que j’aime en France sont Makine, qui est russe, Kundera, qui est tchèque, Bianciotti, qui est argentin, Littell, qui est américain et qui a obtenu cette année le prix Goncourt. Les Libanais, les Égyptiens, les Africains… représentent un apport extraordinaire à la langue française qui avait tendance à se dessécher, à se recroqueviller sur elle-même. C’est une chance pour la littérature française qu’il y ait tellement d’écrivains étrangers qui emploient la langue française, qui apportent des idiotismes et, surtout, un nouvel imaginaire. Ce phénomène n’est pas nouveau : Casanova qui est italien écrivait en français au XVIIIe siècle, de même que Potocki qui est polonais, Julien Green qui est américain, sans oublier Ionesco le Roumain ou Beckett l’Irlandais… La langue française a toujours été une sorte de patrie supranationale. Quand on écrit en français, cela ne veut pas dire qu’on quitte sa patrie. Andreï Makine a bien exprimé cette idée : « En littérature, ma patrie c’est la langue française. » Cela dit, je n’aime pas trop le terme « francophonie » que je trouve un peu néocolonialiste. Il faudrait trouver un autre mot qui signifierait « écrivains étrangers qui écrivent en français » ! 
           
En 1974, vous avez révélé votre homosexualité à l’occasion de la publication de Porporino ou les mystères de Naples. Vous avez aussi écrit, sur ce même sujet,  L'Étoile rose et Le rapt de Ganymède.  En 1999, vous avez pris la défense du PACS.  Comment réagissez-vous quand vous voyez des pays condamner l’homosexualité ?   

C’est effrayant ! J’ai autrefois milité en France en faveur de la reconnaissance de l’homosexualité. La situation était certes moins difficile qu’au Liban, mais il y avait des articles discriminatoires qui ont finalement été abolis sous la présidence de François Mitterrand. Aujourd’hui, on peut dire qu’on est libre en France et, plus généralement, en  Europe occidentale. Ce n’est pas le cas dans nombre de pays d’Amérique du Sud, d’Asie ou d’Europe de l’Est… Il faut être borné pour ne pas reconnaître la légitimité de l’homosexualité qui est une façon d’être comme une autre. Il est absurde de condamner les gens à une vie clandestine, de les culpabiliser, de les empêcher de s’épanouir. Interdire n’empêche pas leur vie homosexuelle, mais conduit à ce qu’ils la vivent dans de mauvaises conditions. Il faut surmonter les vieux préjugés : le monde évolue ! 


 
 
© Ferrant Ferranti / Opale
« Il faut être borné pour ne pas reconnaître la légitimité de l’homosexualité qui est une façon d’être comme une autre  »
 
2020-04 / NUMÉRO 166