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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Yasmina Khadra : « J’écris des livres qui dérangent l’Occident »
L’Algérien Yasmina Khadra se définit comme un romancier libre. Son dernier ouvrage, Les Sirènes de Bagdad, vient clore une puissante trilogie romanesque consacrée au malentendu entre l’Orient et l’Occident. Rencontre avec un écrivain qui ne pratique pas la langue de bois.

Par Lucie GEFFROY
2007 - 01

Même s’il a révélé sa véritable identité depuis plusieurs années, Mohammad Moulessehoul reste et restera « Yasmina Khadra ». Le nom de cet auteur algérien d’expression française est surtout associé à une exceptionnelle trilogie romanesque auscultant les fractures qui divisent le monde. Dans Les hirondelles de Kaboul, il plonge le lecteur dans l’Afghanistan obscurantiste des talibans. L’Attentat décrit le parcours d’une kamikaze à travers le regard de son mari, un Israélien arabe. Les Sirènes de Bagdad (tiré à 90 000 exemplaires), enfin, raconte le long voyage dans la nébuleuse terroriste qu’entame un jeune Bédouin irakien qui veut laver l’affront fait à son père. À Aix-en-Provence où il habite, Yasmina Khadra a reçu L’Orient Littéraire avec une surprenante décontraction et une grande simplicité.

Comment êtes-vous venu à l’écriture ? Qui étaient vos modèles ?

Je suis venu au monde écrivain. Je suis né dans une tribu de poètes très connue au Sahara. Enfant, j’aimais écouter la poésie, je cherchais de la musicalité en toute chose : le craquement d’une branche, le bruit d’une voiture, etc. Dès l’âge de 11 ans, quand j’étais apprenti soldat à l’école militaire des Cadets, j’ai commencé à écrire des poèmes. Quant à mes modèles en littérature... disons que j’ai butiné à tous les prés : Naguib Mahfouz, Amin Maalouf, Gogol, Steinbeck, etc. John Steinbeck, ce défenseur des petites gens, est sûrement celui qui m’a le plus apporté. Du côté des philosophes, c’est par Nietzsche que j’ai été le plus marqué.

Pourquoi avez-vous choisi d’écrire en français ?

Ce n’était pas un choix, c’était une évidence. Le français s’est imposé à moi à l’âge de 14 ans quand j’ai lu L’Étranger d’Albert Camus. Ce livre a bouleversé mon destin. Avant, je pensais que je deviendrais un poète arabe. Mais après L’Étranger qui m’a touché par la force de son écriture, j’ai décidé de devenir un romancier de langue française. Il faut dire aussi qu’à l’école militaire, j’étais meilleur en français qu’en arabe. Sûrement parce que mon professeur de français était le seul à s’intéresser à moi en tant qu’être humain, à se préoccuper de mon imaginaire, à être sensible à mon humour. J’étais littéralement amoureux de la langue et de l’univers français. Aujourd’hui, écrire en français est aussi pour moi une manière de protester contre les campagnes scandaleuses des arabisants à l’encontre des francophones. C’est presque un acte de résistance.

La langue française demeure bien vivante en Algérie. Est-ce selon vous un choix ou plutôt un héritage de la colonisation ?

C’est un héritage de la colonisation, mais qui peut et qui doit nous servir positivement. Pour les arabisants, le français est vu comme une bombe à retardement. Il faut être stupide pour faire d’une langue l’outil privilégié de sa propre négation. Ces gens-là ne sont que des intellectuels ratés, des mercenaires, des intégristes qui n’ont même pas le courage de leur lâcheté puisqu’ils se cachent dans l’anonymat.

Que représente pour vous la francophonie ?

Pour moi la francophonie ne peut être que l’amour de la langue française. Malheureusement, elle est incarnée par une institution hypocrite et paternaliste qui se contente de parrainer les petits écrivains d’Afrique au lieu de regarder en face les grands écrivains francophones. Je n’ai jamais été soutenu ou consacré par les défenseurs officiels de la francophonie. Pourtant, avec tous mes livres traduits et vendus dans le monde entier, je pense rendre davantage service à la langue française que toutes ces institutions réunies.

Il existe un manque de communication désolant entre le Maghreb et le Machreq malgré une langue commune. Comment expliquer cette incommunicabilité et comment y remédier ?

Cela est dû à un manque flagrant d’intelligence, une arrogance stupide qui veut nous faire croire que les gens du Machreq seraient mieux lotis que ceux du Maghreb. Il faut que les Arabes renoncent à leur paresse intellectuelle et aux hostilités qu’ils se vouent les uns aux autres. Il faut qu’ils sortent de leur tribalisme. Le monde est en train de changer, seuls les imbéciles ne changent pas d’avis.

Sur les dix-huit livres que vous avez écrits, vous avez signé les huit premiers de votre vrai nom Mohammad Moulessehoul, et les dix autres de votre pseudonyme Yasmina Khadra. Pourquoi cette nécessité de masquer votre identité ? Pourquoi avoir choisi le nom de votre femme ?

J’ai commencé à être publié sous mon vrai nom quand j’étais soldat dans l’armée algérienne. Mais j’ai très vite rencontré des problèmes avec ma hiérarchie qui n’acceptait pas de compter un écrivain dans ses rangs. Pour eux, c’était davantage une question de principe que de contenu ou de discours. Je doute qu’ils aient un jour lu mes livres ! En gros, ils estiment qu’un officier ne doit pas faire usage de son intelligence pour autre chose que sa mission. Un jour, cette hiérarchie a voulu m’imposer un comité de censure. C’est alors que j’ai opté pour la clandestinité. Elle a duré onze ans. Si j’ai choisi Yasmina Khadra comme pseudonyme, c’est parce que je voulais rendre hommage au soutien infaillible que m’a toujours témoigné ma femme. Par extension, prendre un nom féminin, c’était aussi une manière de dire mon admiration aux femmes algériennes qui, pendant la guerre intégriste en Algérie, ont mené un combat magistral pour les droits de l’homme. J’ai une profonde affection pour elles.

Pourquoi avez-vous quitté définitivement l’armée algérienne où vous étiez commandant ?

Comme je vous l’ai dit, ma hiérarchie militaire n’acceptait pas l’idée même que je puisse écrire. Pendant des années, on m’a refusé les promotions auxquelles j’aurais eu largement droit. J’étais pourtant un élément irréprochable, j’avais d’excellentes notes... En 2000, à la fin de mon contrat, après trente-six ans de bons et loyaux services, j’ai décidé d’arrêter. Je me suis mis en retraite pour me consacrer totalement à l’écriture.

Vos deux derniers livres, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, analysent l’itinéraire de deux êtres qui basculent dans le terrorisme...

Je ne parle pas de terrorisme ! Je parle de la résistance, palestinienne et irakienne. Je parle de gens qui se battent pour retrouver leur dignité, pour restaurer leur patrie. Les Occidentaux ne le comprennent pas. Pour eux, le Moyen-Orient est systématiquement associé au terrorisme. Mais ériger un ghetto en Palestine comme jadis à Varsovie, c’est tout simplement installer la population dans l’ignominie. Pour moi, les vrais terroristes, ce sont l’ONU, Washington, Georges Bush et Tony Blair. À travers mes livres, j’essaie juste de faire comprendre par quels cheminements un être humain en vient à divorcer d’avec lui-même et d’avec le monde au point d’accepter de se suicider et de sacrifier des vies innocentes. Dans Les Sirènes de Bagdad, il y a un passage qui symbolise ce basculement : quand un Américain pénètre dans la maison du narrateur et humilie son père devant toute la famille. Mon personnage, jusque-là doux et naïf, devient obsédé par l’idée de laver cet affront. On assiste alors à une sorte de métamorphose du loup-garou. Ce passage est l’un de mes plus beaux textes. Tous les Occidentaux qui veulent comprendre l’Orient devraient le lire.

Pourquoi le personnage principal des Sirènes de Bagdad ne porte-t-il aucun nom ?

Je ne voulais pas donner un nom arabe à la violence. Pour moi, la violence est partout, et partagée par tous.

Au début du livre, votre personnage a des mots extrêmement durs, voire choquants, à propos de Beyrouth. Pourquoi ? Partagez-vous son opinion ?

Bien sûr que non ! Pourquoi j’évoque Beyrouth dans ce livre ? La capitale libanaise est la ville la plus chantée du monde arabe. C’est une ville mythique, hantée de houris qui font rêver tous les Arabes. D’ailleurs, dans mes livres, je parle souvent de l’une des plus célèbres ambassadrices du Liban : Feyrouz, dont la voix céleste fait d’elle une très grande chanteuse. Bref, Beyrouth est la plus belle vitrine du monde arabe. Pourtant, effectivement, mon personnage déteste cette ville qui, selon lui, a pactisé avec le diable occidental. En fait, il défigure ce que le monde lui donne de plus beau. À ce moment-là, il est touché par une espèce de narcissisme de martyr : il a choisi de se sacrifier et la beauté du monde ne peut plus l’interpeller car rien n’est plus beau que son acte à venir. À mesure que la haine et la colère grandissent en lui, il se persuade que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Il se trouve alors dans un état d’esprit qui l’oblige à insulter Beyrouth.

Vos livres évoquent des thèmes actuels : les massacres en Algérie, l’Afghanistan des talibans, le conflit israélo-palestinien, l’Irak. Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ?

Selon moi, l’engagement renvoie au militantisme, notion qui est en totale contradiction avec mon esprit indépendant. Je suis simplement un écrivain qui a le courage de ses convictions. Ce n’est pas parce que j’ai maintenant une certaine notoriété que je dois taire les souffrances des miens. J’ai été élevé à l’école d’Émile Zola ! En tant que romancier, j’estime que je dois pouvoir écrire ce que je veux. J’ai choisi la littérature pour pouvoir être un homme libre et me battre pour mes idéaux.

Dans votre trilogie, vous évoquez souvent la figure du « bougnoule de service » (ce sont vos mots) qui servirait de caution à l’Occident pour se dédouaner de ses manquements, voire de son mépris vis-à-vis du monde arabe. Vous-même, écrivain arabe encensé, ne craignez-vous pas de devenir à votre tour « le bougnoule de service » ?

Non, car je ne suis d’aucun réseau et d’aucune chapelle. Je suis juste un Arabe musulman, un Bédouin incorruptible écrivant des livres qui dérangent l’Occident. Si j’étais un « bougnoule de service », mes livres seraient couronnés par les prix. Je serais instrumentalisé en tant qu’écrivain arabe. Or, ce n’est pas le cas. Le « bougnoule de service », c’est celui qui se laisse corrompre pour plaire aux autres, pour s’intégrer. Le docteur Amine dans L’Attentat est la figure même du « bougnoule de service ». Il est devenu un grand chirurgien, certes, mais il a trahi son peuple, il a oublié ses origines. Moi je soutiendrai toujours les miens.

Avez-vous de nouveaux projets ? Y aura-t-il une suite à votre trilogie ?

Non, il n’y aura pas de suite. Cette trilogie consacrée au malentendu entre l’Orient et l’Occident est terminée : je considère avoir dit l’essentiel sur cette actualité. Maintenant, je veux me reposer un peu car jusqu’à présent, j’ai écrit presque deux livres par an. Et puis, très vite, je reviendrai à la littérature que j’aime : une littérature libre, créative et imaginative !

 
 
© Cannarsa Basso / Opale
« Beyrouth est la plus belle vitrine du monde arabe. Pourtant, mon personnage déteste cette ville qui, selon lui, a pactisé avec le diable occidental  » « Il faut que les Arabes renoncent à leur paresse intellectuelle et aux hostilités qu’ils se vouent les uns aux autres. Il faut qu’ils sortent de leur tribalisme  »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Sirènes de Bagdad de Yasmina Khadra, Julliard, 337 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166