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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Adonis, poète mystique et Libanais par choix
Poète avant-gardiste et visionnaire, Adonis est l’un des écrivains majeurs du monde arabe. Régulièrement cité parmi les possibles lauréats du prix Nobel, il est aussi traducteur et essayiste. À Beyrouth, cette ville où il est né une deuxième fois, il nous parle de son expérience poétique et de ses combats.

Par Hind Darwich
2006 - 11


Vous êtes né en 1930, à Qassabin, en Syrie. Comment êtes-vous venu à l’écriture ?

J’avais 13 ans quand je suis entré pour la première fois à l’école...Très jeune, je désespérais de voir les revues et les journaux arabes refuser mes poèmes signés de mon vrai nom : Ali Ahmad Saïd Esber, quand, un jour, je lus par hasard la légende d’Adonis aimé d’Aphrodite et dévoré par les sangliers, dont le sang se transforma en anémones et donna aux eaux de la rivière Ibrahim leur couleur rouge. Dès lors, je pris le nom de plume d’Adonis. Je m’identifiais à Adonis, et les journaux étaient les sangliers. Cette légende me rendit vivant et mes textes furent dès lors acceptés. C’est aussi à partir de ce moment-là que l’écriture devint pour moi aussi bien un engagement qu’une expérience...car, bien au-delà d’un simple pseudonyme, « Adonis » me conféra une certaine distinction et m’ouvrit un espace plus vaste que l’espace de mon enfance, dominé jusque-là par la culture islamique et les poèmes arabes traditionnels. Ce fut une migration de la patrie de moi vers celle de l’autre. Dès lors,  je ressentis un début d’ouverture non seulement vers une nouvelle perspective d’écriture, mais aussi vers un engagement total dans le combat culturel.

On perçoit chez vous un mysticisme non religieux ?

Oui, ce qui déplaît en général à un certain nombre de musulmans. Ils interprètent à tort cette influence. À mon avis, la véritable révolution intellectuelle trouve son fondement dans le soufisme qui incite à la recherche et à l’étude. Je cite notamment Ibn Arabi, al-Hallaj... Hélas, ces grands de l’histoire restent à nos jours mal connus, mal analysés, mal interprétés, voire rejetés. Chez les soufis, la rupture était générale, une rupture au niveau de la civilisation islamique même. Ils se sont détachés des conceptions linguistiques et littéraires qui prédominaient. Ils ont même abandonné le concept dogmatique de Dieu en islam. Le Dieu que découvrent les soufis est un Dieu d’amour. Pour eux, on accède à Dieu par l’amour, et  l’homme est un miroir qui, une fois poli, réfléchit Dieu. Ils ont ainsi transformé le concept de la vérité, une vérité jusqu’alors dictée passivement à partir du Coran. Avec les soufis, la vérité serait une quête infinie...

Vous êtes très critique à l’égard du monde arabe...

À mon avis, tout ce que nous avons convenu d’appeler « les Arabes » n’existe plus. Je crois même que le concept de l’« arabisme » dont nous nous sommes nourris a vécu. Le « nationalisme arabe » ou l’ « unité arabe » n’ont plus de sens. Que reste-t-il de l’Orient arabe ? Rien. Désormais, nous entrons dans une phase nouvelle. Une phase de recherche identitaire. Parce que l’identité n’est pas héréditaire. Elle est forgée, inventée, créée par l’homme. Ce n’est pas l’appartenance raciale ou nationale qui valorise l’être humain, mais sa créativité et sa présence au monde.

Et la langue arabe ?

Les Arabes ne connaissent pas leur langue.
 
Ils ont pourtant le Coran comme référence...
Il faut apprendre à lire le Coran non seulement comme un texte religieux, mais aussi comme un grand livre de culture. Le Coran a absorbé toutes les philosophies du monde ancien ; on y constate aussi l’influence grecque et l’ouverture sur la Perse et l’Inde. En cela, la langue arabe a élargi son champ culturel et linguistique... Il y a une parenté entre le Coran et la Bible, la plupart des prophètes sont les mêmes. Mais alors qu’on peut critiquer les prophètes de la Bible, cette démarche est interdite en islam. Il est temps de remplacer la lecture rigide du Coran par une interprétation mieux adaptée à la vie et à ses problèmes.

Dans  Al-Sabet wal-Moutahawil, vous évoquez la confrontation entre une majorité autoritaire représentée par les sunnites et une minorité opposée au califat représentée par la rébellion chiite. Certains vous reprochent une lecture partisane de l’histoire islamique...

J’ai décrit l’histoire des Arabes. À travers cette histoire, le pouvoir était effectivement entre les mains des sunnites. C’est un fait incontestable. L’histoire des peuples témoigne qu’à travers les siècles, ce sont les « marginalisés » et les opposants qui ont innové. Le hasard veut que les non-sunnites de l’opposition étaient non seulement les chiites mais aussi les khawarij, les karamita et, plus tard, les Fatimides, de même qu’il y eut l’opposition aux Abbassides... Le stable dans l’histoire arabe ne l’était pas toujours. J’en veux pour  preuve Al-Ma’moun qui était sunnite et progressiste, de même Omar Ben Abdul Aziz était sunnite, ouvert et réformateur. J’ai cité tout cela dans mon livre, notamment dans la préface, mais les gens ne lisent pas... Et puis je suis areligieux, comment aurais-je pu privilégier les chiites ? C’est absurde. Je me suis basé dans mon livre sur des références sunnites ; pas une seule fois je n’ai eu recours à une référence chiite. Quand je dis que l’islam s’est construit sur la violence, je n’invente rien, je ne fais que rendre compte de l’histoire et des faits... Lorsque je constate qu’il n’y a pas eu de poète sunnite majeur dans la langue arabe, c’est une vérité historique !

Pensez-vous que la poésie, l’écriture, l’art en général puissent encore être utiles ? Y a-t-il une urgence poétique dans nos sociétés ?

Il y a une urgence poétique quand la philosophie, la science et toutes les connaissances fondées sur des observations, des analyses et des conclusions s’avèrent impuissantes face aux difficultés et aux maux des hommes et ne trouvent pas de réponses aux questions existentielles. Comme l’amour par exemple. Qu’est ce que l’amour ? Qu’est ce que la mort ? La réponse ne peut venir que de la poésie et de l’art en général. La poésie reste le lieu du sens qui redonne à l’existence toute sa splendeur.

Que peut la poésie devant la mort ?
 
Tant qu’il y aura amour et mort, il y aura poésie, c’est une nécessité. Certes, la poésie ne peut pas affronter la mort. Mais elle l’apprivoise, lui confère un autre sens. La poésie nous aide à accepter la mort comme une partie de la vie.

N’est-ce pas là le rôle de la religion ?

En s’interrogeant sur le contenu de la foi, nous constatons qu’il n’y a pas de réponse, sinon un appel à la résignation... Je respecte la religion en tant qu’expérience personnelle organisant la relation de l’homme avec l’au-delà ou avec le Créateur. Nous devons défendre le droit à la foi tout comme nous devons défendre le droit de l’homme à la liberté ou à la création. Mais je m’insurge moralement et politiquement contre la religion qui se transforme en institution autoritaire imposée à tous.

Dans  Commencement du corps, fin de l’océan, le titre « musique » revient plus d’une fois. Quel rapport y a t-il entre poésie et oralité ?

On constate aujourd’hui un retour de l’oralité. L’oralité est à l’origine de toute poésie liée davantage au chant, à la musique. La voix, les intonations, les silences... sont les ingrédients qui composent l’oralité de la poésie révélant la spontanéité originelle de l’homme. L’écriture est une invention, la parole une nature. Sens et sensations, parole et verbe, esprit et corps sont intimement liés pour donner au lyrisme toute sa signification.  La  poésie, au fond, est une « oralité écrite ».  

Votre livre Célébrations chante les mystères du monde...

Je considère que le monde, tout comme l’homme, est un mystère. L’art et la poésie ne doivent pas être une célébration du visible mais de l’invisible. Mon livre Célébrations glorifie les mystères du monde, sa beauté et l’inconnu mystérieux. Comme disent les soufis, le visible est éphémère. L’essentiel est de voir ce qui est derrière le visible, là où réside l’existence véritable. La poésie n’est pas une reproduction de ce qui est déjà produit. Elle est censée ouvrir de nouveaux horizons, poser de nouvelles questions... Le véritable poème est celui qu’on relit indéfiniment.

Vous dites qu’ «il  est  terrible de faire d’un poème ou d’une œuvre une chose utile » et  que « l’inutile est notre fortune ». Vos œuvres sont pourtant utiles au renouveau de l’esprit poétique arabe !

La poésie est essentiellement une vision et ne peut pas être « utile » en ce sens qu’elle ne peut jamais être un moyen pour prêcher une idée, une politique ou une religion... La poésie est provocatrice, instigatrice. Elle dérange, éveille des soupçons, inquiète... Hélas, dans un monde de paresseux, on préfère désormais recevoir les choses diffusées à la télévision plutôt que de les percevoir. Nous assistons aujourd’hui à la mort de l’amour, au règne de l’absurdité et du non-sens. Le monde est devenu un  magasin où tout est manipulé et obéit aux lois du marché ; la culture et l’amour sont devenus des marchandises. L’homme se doit de rester dans la perspective de recréer ce monde. D’où le besoin urgent d’un nouveau sens.

Votre poésie témoigne d’un nomadisme profond, d’une errance infatigable. Est-ce une nécessité pour le poète que de n’être nulle part ?

J’ai toujours été instable dans ma vie. Pour moi, l’errance est un mode de pensée. J’ai quitté mes parents à l’âge de 13 ans, j’ai tout abandonné pour m’installer à Beyrouth, je suis devenu libanais de nationalité et suis resté vingt ans sans visiter la Syrie... À mon avis, tout ce qui est stable devient commun. Je suis contre tout ce qui est commun où tout se calcule, où tout se mesure, où tout est préconçu et défini. Très tôt, j’ai eu ce sentiment d’être en exil, en exil par rapport à la société, à mon entourage, aux pensées prédominantes ; je préférais être en marge, non au centre, ce qui me permettait de faire quelque chose de différent. Dans la poésie, rien n’est statique, car elle est toujours du côté de l’impulsif, du surprenant, du rêve, de la découverte : elle a, par nature, un côté nomade. Loin de toute appartenance tribale, confessionnelle ou même nationaliste, je suis un poète qui n’appartient qu’à la langue arabe, je n’habite que cette langue qui m’habite. Je suis donc, tout simplement, un poète arabe ou un poète de langue arabe.

Vous avez admirablement  traduit des poètes comme Bonnefoy, Schéhadé et Saint John Perse. Le travail de traduction poétique vous semble-t-il proche de celui de la création ?


L’œuvre poétique complète de Georges Schéhadé traduite sera bientôt publiée dans le 100e numéro de Kitab fi Jarida. On ne peut défendre l’idée que la traduction détruit le texte original. La langue arabe est formée de structures linguistiques très différentes de celles qui régissent les autres langues. Une manipulation de ces structures risque de détruire la musicalité dans l’œuvre poétique. Qu’en resterait-il alors ? Seul le poète est capable de traduire une œuvre poétique, l’art de traduire étant en premier lieu un art créatif – une recréation. La fidélité devient à ce moment secondaire et insignifiante. Une trahison est parfois utile pour savoir rester fidèle !

Vous avez fondé à Beyrouth les revues Chi’r (1957) et Mawaqif (1968) dans le but de libérer la poésie arabe du carcan de la tradition et d’élargir ses horizons. Votre rôle y était primordial. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

Je voudrais saisir cette occasion pour dissiper une fois pour toutes un malentendu. Beaucoup de journalistes m’attribuent exclusivement la création de la revue Chi’r, en négligeant le rôle primordial joué par Youssef el-Khal. Or nous avons travaillé ensemble dès le premier numéro, c’est lui qui a eu l’idée du projet et qui l’a exécuté. Chi’r a suscité critiques et polémiques. Une revue a l’obligation de maintenir son rôle innovateur et créatif. Dès qu’elle cesse de remplir cette tâche, sa fin devient inévitable et son arrêt nécessaire. Quoi qu’on en dise, l’influence de cette revue sur la littérature arabe contemporaine a été considérable.

Quel rôle joue Beyrouth dans votre parcours ?

J’ai connu trois naissances dans ma vie : la première, naturelle, dans mon pauvre village, une naissance poétique et culturelle à Beyrouth et une troisième, qui m’a relié au monde, à Paris. J’ai trois mères... mais ma véritable naissance a eu lieu à Beyrouth.

Vous avez pourtant écrit un pamphlet contre Beyrouth. Avez-vous été mal compris ?

La réponse se trouve dans mon nouveau livre L’Océan noir... Les Libanais ont fait de Beyrouth un lieu ordinaire, un magasin, alors qu’elle était la plus importante capitale du Moyen-Orient.

N’êtes-vous pas sévère à l’égard d’une ville qui a subi toutes sortes de catastrophes ? Malgré cela, n’a-t-elle pas donné naissance à un mouvement culturel ? N’a-t-elle pas donné le jour au roman arabe contemporain ?

Tout cela est superficiel tant que le Libanais existe de par son appartenance confessionnelle et non en tant que citoyen. Beyrouth est faite de plusieurs Liban et non point d’un seul... Je crois que le confessionnalisme est à l’origine de tous les maux du Liban... Il pervertit tout et ne favorise guère le climat culturel digne de cette ville et de son histoire. Avant la guerre civile, Beyrouth vivait une période d’espoirs, d’ambitions et de conflits. Nous avons vu  apparaître d’excellents romanciers comme Youssef Habchi Achkar et Toufic Youssef Awad... Il y avait aussi des essayistes prometteurs. Malheureusement, le mouvement culturel a considérablement régressé depuis la guerre, l’Université libanaise n’est plus ce qu’elle était. À présent, la guerre est finie et rien n’a changé à ce niveau. Les mêmes dirigeants sont toujours au pouvoir.

Vous sentez-vous libanais ?

Vous, vous êtes née libanaise, moi j’ai choisi de le devenir. Lequel d’entre nous est plus libanais que l’autre ? Le Liban est mon choix ;  j’entre en Syrie avec ma carte d’identité libanaise, je parcours le monde en tant que Libanais avec un passeport libanais... Malgré tout, il y a encore des gens, notamment au Nahar, qui insistent pour m’appeler « le poète syrien ». Comme quoi, même dans le domaine culturel, l’esprit sectaire et confessionnel domine !

Comment vous est venue l’idée de Kitab, cette épopée historique en trois volumes ?

L’idée du livre m’est venue du fait que notre histoire nous hante. On ne peut y échapper. Il suffit de parler l’arabe pour faire partie de l’histoire arabe. Cependant, au lieu d’en constituer un élément passif et aveugle, on a la possibilité d’y jouer un rôle visionnaire et critique. Il s’agit, en quelque sorte, d’une compréhension définitive du patrimoine auquel j’appartiens. C’est une tentative d’en former une conception personnelle, une fois pour toutes. Il m’est arrivé, au cours de la réalisation du projet, de me rendre compte de mon mépris du système narratif. J’ai donc longtemps recherché la forme idéale, jusqu’à ce que l’idée me vienne d’adopter la structure cinématographique. Comme sur l’écran, on écoute, on regarde ; en l’espace d’un moment, le passé, le présent, la mémoire, la musique défilent d’un seul coup. Ainsi j’ai divisé la page en quatre parties : une partie, à droite, qui retrace la mémoire de Moutanabi, une partie centrale qui se divise en deux : en haut, j’expose ma propre perception de ce qu’aurait été la vie du poète et, en bas, je propose des éclaircissements personnels. Dans la partie de gauche, enfin,  je cite les références et les sources, pour les amateurs de recherches... J’ai procédé à un découpage alphabétique, tout en rendant hommage, entre les chapitres, aux grandes personnalités historiques tuées ou exilées . Ainsi, les grands créateurs – et non les serviteurs – de l’histoire arabe figurent dans ce livre  qui forme une sorte d’encyclopédie poétique. La première partie, traduite en français, sera bientôt publiée aux éditions de Seuil. à présent, je n’ai plus envie de revenir à l’Histoire. Je m’estime guéri, et tout m’est désormais bien clair. La dernière chose que je ferai dans ce domaine sera l’histoire de Hajar : selon la légende adoptée dans le Coran, Hajar, la servante, fut la femme d’Ibrahim avant que ce dernier ne la chasse avec son fils Ismaël au Sahara, jusqu’à la Mecque. Je voudrais saper les fondements de cette légende, en faisant de Hajar mon premier prototype de la femme révoltée, qui s’est mutinée contre les saints et les cultes, une femme au corps libre... C’est un livre intitulé  L’Histoire qui se déchire dans le corps d’une femme qui sera prochainement publié chez Dar el-Saqi. Ce sera le dernier de mes livres d’histoire. Après quoi, je retrouverai le corps, les libertés et l’amour.

 
 
D.R.
« Le monde est devenu un magasin où tout est manipulé et obéit aux lois du marché ; la culture et l’amour sont devenus des marchandises » « Nous devons défendre le droit à la foi tout comme nous devons défendre le droit de l’homme à la liberté ou à la création »
 
2020-04 / NUMÉRO 166