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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Jean Rouaud et la mort du roman
Jean Rouaud boucle la fin de sa saga familliale en explorant l’histoire compliquée des relations de la France avec la forme romanesque, histoire qui se trouve intimement liée à la sienne propre. Il s'en explique ici-même.



Par Georgia Makhlouf
2015 - 09
Jean Rouaud fait une entrée tonitruante dans le monde des lettres avec un premier roman qui obtient le prix Goncourt en 1990, se vend à un demi-million d’exemplaires, est traduit en plusieurs langues et fait l’unanimité de la critique. Tout cela alors qu’il exerce à l’époque le métier de kiosquier dans le XIXe arrondissement. Avec Les champs d’honneur, Rouaud inaugure un cycle romanesque qui explore l’histoire de sa famille, une famille ancrée dans une région, la Loire-Atlantique et décimée par les guerres. Il a à cœur de la ressusciter et il le fait au travers des portraits de quelques figures majeures de son histoire familiale, aux côtés d’un père résistant et qui meurt alors que l’auteur n’a que onze ans et d’une mère qui aura à affronter les duretés de la guerre et de l’après-guerre. Les cinq volumes de ce cycle sont publiés chez Minuit. Puis Rouaud se lance dans un second cycle intitulé La vie poétique et qu’il présente comme son autobiographie littéraire. Les deux derniers volumes de ce cycle viennent de paraître chez Grasset : Un peu la guerre et Être écrivain.

Vous vous êtes engagé depuis quelques années dans la rédaction de votre autobiographie littéraire. Pourquoi un romancier tel que vous éprouve-t-il le besoin de ce retour sur son parcours ?

La raison en est que je suis venu tardivement au roman parce que ce genre a été déconsidéré pendant les années 70/80 en France. Néanmoins, j’avais l’intime conviction qu’il me fallait en passer par là pour être reconnu comme écrivain, que je n’avais pas d’autre solution. J’ai donc dû lutter âprement contre la pensée dominante qui proclamait l’impossibilité pour la littérature de se saisir du réel et la mort du personnage, de l’intrigue, du sujet, soit de tous les éléments constitutifs du genre romanesque. Le roman était étiqueté « genre bourgeois », il était considéré comme contraire à la modernité littéraire. J’ai beaucoup bataillé pour en venir au roman et pour faire rentrer le réel dans mon écriture. Si j’ai décidé d’écrire cette autobiographie littéraire, c’est que j’avais envie de raconter cette bataille pour me réapproprier le roman, mais j’avais également envie de répondre à la question : que s’est-il donc passé pour qu’on en arrive là ? Que cache cette insistance à proclamer la mort du roman ?

Quand vous formulez le projet de devenir écrivain, le roman est donc mis à mort et l’on ne jure plus que par l’expérimentation littéraire. Quelle est l’incidence de tout cela sur votre travail d’écriture ?

La question qui se posait à nous était non pas quoi écrire mais comment écrire. Je n’avais pas de désir de roman au départ, parce que le roman n’incarnait pas la modernité. Je n’étais pas le seul à vivre ça, nous étions nombreux à être dans la difficulté à s’approprier ce genre. François Bon ou Pierre Michon, par exemple, dont j’étais très proche, vivaient les mêmes tourments et les mêmes questionnements. Donc je me suis lancé moi aussi dans l’expérimentation littéraire. Nous avions deux modèles, Céline et Joyce, et il fallait tenter d’aller plus loin, dans les directions qu’ils avaient tracées. Cela donnait ces romans écrits d’une seule phrase, ces textes sans ponctuation, ces tentatives de déconstruction de la phrase, du personnage, du point de vue narratif, etc. qui représentaient à l’époque la pointe de la modernité. Il y avait quelque chose d’infamant à se revendiquer du roman traditionnel et on était taxé de fasciste ou de pétainiste si on s’y hasardait. 

Reprenons la question qui était la vôtre : pourquoi en était-on arrivé là ? Vous formulez deux hypothèses : que le roman est mort à Auschwitz, et qu’il existe un lien entre la mort du roman et le discrédit de la France par la collaboration. 

Lorsque sont écrits les récits qui racontent l’enfer des camps, il est impossible de faire figurer sur la couverture le mot « roman ». Il faut affirmer que la fiction n’y a aucune part, sinon, on prend le risque du négationnisme. La fiction est mensonge, et là, il faut choisir la vérité. Mais par ailleurs, mon hypothèse est que la mort du roman est là pour dissimuler la honte de la collaboration. Personne n’a envie d’affronter cette réalité sombre et comme le marxisme est l’idéologie dominante dans les milieux intellectuels et qu’il professe : « Du passé faisons table rase ! », on s’accorde à refuser de se retourner vers le passé. Il s’opère ainsi une censure inconsciente, une omerta à laquelle tout le monde participe. La France est traumatisée par sa défaite. Un pays qui s’était raconté des histoires sur sa grandeur a disparu du champ de l’Histoire et se trouve dans un état de déprime profonde que l’on observe partout. Pendant quarante ans, il y a une chape de silence sur le dossier de la collaboration et personne ne l’ouvre. Je fais le lien entre cette « fin » de l’Histoire et cette impossibilité de raconter des histoires, entre la mort du roman de la France et la mort du roman. N’oublions pas que le pays a lié son histoire et sa littérature depuis longtemps. Cela se joue dès la fin du XVIe siècle avec la fin de la chevalerie : les nobles vont choisir la plume plutôt que l’épée, la gloire des lettres plutôt que celle des armes. Montaigne et Agrippa d’Aubigné en sont de bons exemples. Ce lien a perduré et jusqu’à Sarkozy, un président de la République française se devait d’être un fin lettré sinon un écrivain.

Vous déplorez la mort du roman et pourtant c’est à la porte de Jérôme Lindon que vous frappez alors que les éditions de Minuit sont le temple du « nouveau roman ». N’est-ce pas paradoxal ?

Jérôme Lindon était l’éditeur de la modernité littéraire, et c’est pourquoi j’ai frappé à sa porte. Je lui apportais un texte « moderne » truffé de procédés appartenant à la modernité. Je ne me rendais pas encore au roman. Mais Jérôme Lindon m’a convoqué et durant notre entretien il m’a désigné ma voie. Avec une clairvoyance prodigieuse et un incroyable talent, il avait été capable de voir ce qui m’appartenait en propre, et même si cela allait à contre-courant de ce qui se faisait à l’époque. Il m’a libéré. Il m’a autorisé à suivre mon chemin. Il fallait que ce soit lui, sa parole avait un poids que n’aurait eu nulle autre. Peut-être même que mon roman Les champs d’honneur n’aurait pas eu le succès qu’il a eu s’il n’en avait pas été l’éditeur. 

Et pourtant vous êtes resté très critique à l’égard du nouveau roman.

Je ne jette pas au panier tout ce qui s’inscrit dans le courant du nouveau roman et je suis par exemple un grand admirateur de Claude Simon. Il avait compris qu’on ne pouvait plus écrire comme si rien ne s’était passé, comme si nous n’avions pas traversé deux conflits mondiaux et tant d’horreurs et de souffrances, et il a apporté une réponse magnifique à cette exigence de faire autrement. Et c’est encore aux éditions de Minuit qu’a été amorcé le renouveau du genre romanesque avec Jean Echenoz et Le méridien de Greenwich. J’ajoute que cette problématique de la mort du roman est une problématique très française et que les choses sont très différentes aux USA pour ne prendre que cet exemple.

Vous tenez des propos très durs sur trois écrivains qui font partie du panthéon littéraire français : Aragon, Sartre et Roland Barthes.

Aragon, c’est son engagement politique que je critique. Mais je suis très admiratif de certaines de ses œuvres, La semaine sainte par exemple. En revanche, je tiens Sartre pour un mauvais écrivain et je n’ai aucune indulgence pour ses erreurs politiques, ses aveuglements. Quant à Roland Barthes, il n’est pas romancier et je pense que c’est là son plus grand chagrin. Confronté à son incapacité à être Proust, il a entrepris de démolir ce qui faisait le roman : l’auteur (alors qu’il a glorifié le rôle et la place du lecteur comme co-créateur du sens), l’intrigue, le personnage… Il a œuvré au remplacement de la notion de style par celle d’écriture, parce que le style instaure une hiérarchie nécessaire entre les écrits et qu’il souhaitait questionner cette hiérarchie. Il y a dans ses prises de position un poids idéologique immense et il commet nombre d’erreurs au nom de la contestation de l’autorité. 

Les champs d’honneur est un Goncourt historique en raison de son immense succès. Ce succès tient en partie, dites-vous, au fait que ce livre marque un retour du refoulé. Comment cela ?

La matière de ce livre, c’est le non-dit de la province française qui avait été embarquée dans l’idéologie « travail, famille, patrie », c’est-à-dire dans le pétainisme et l’obscurantisme religieux, c’est tous les encombrants d’une société que l’on avait refoulés : la vie rurale, les gens modestes, la piété… C’est avec ces rebuts que j’ai tissé la toile des Champs d’honneur et ce livre est la preuve que l’on peut se retourner sur le passé sans être réactionnaire. J’ai montré que ces gens de peu, taxés d’arriération et de poujadisme, étaient les victimes collatérales de la Première Guerre mondiale, et j’ai révélé la souffrance de la province française, ce non-dit qui pouvait enfin se dire. 

Vous en aviez conscience en écrivant votre livre ou est-ce quelque chose que vous avez compris après coup ?

J’en avais conscience, et je savais que je devais le faire. C’était dur, ce mépris dans lequel on tenait une partie de la France à laquelle j’appartenais, à laquelle appartenait ma famille. Ce travail d’écriture était comme un pari : si j’échouais, personne n’en saurait rien, mais si je réussissais, j’inversais la tendance. J’avais pris Faulkner comme exemple, lui qui s’ancre dans sa région d’origine et réussit à en faire le centre du monde, lui qui fait tenir là le monde entier comme dans un hologramme. 

Modiano avant vous avait déjà fait fi de l’interdit de se retourner sur le passé.

Oui, Modiano a été le premier à aborder l’histoire de la collaboration d’une façon non pas frontale mais en pratiquant un art du flou, comme si l’on avançait dans le brouillard. Ses trois premiers livres manifestent une incroyable maturité littéraire : quand il publie Place de l’étoile, il n’a que vingt-deux ans ! Modiano n’est jamais moralisant et c’est ce qui a rendu son discours plus acceptable.

Et le roman français d’aujourd’hui, comment se porte-t-il à votre avis ?

La contestation du roman n’est plus d’actualité et la question de la vérité est devenue centrale, avec nombre de roman-enquêtes. De plus en plus, les romans s’appuient sur des faits divers, s’enracinent dans le réel. Parmi les écrivains actuels, ceux dont je me sens le plus proche sont Jean Echenoz, Pierre Michon et François Bon. J’ai aussi une grande admiration pour Pascal Quignard. Ces auteurs-là sont un peu ma famille littéraire.






 
 
D.R.
« Il y avait quelque chose d’infamant à se revendiquer du roman traditionnel et on était taxé de fasciste ou de pétainiste si on s’y hasardait. » « La contestation du roman n’est plus d’actualité et la question de la vérité est devenue centrale. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166