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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Jean-François Colosimo : la fin des chrétiens d’Orient ?


Par Georgia Makhlouf
2015 - 10
Essayiste, éditeur, auteur de plusieurs livres et films, Jean-François Colosimo est président du directoire des éditions du Cerf, après avoir été président du Centre national du livre de 2010 à 2013. Spécialiste du christianisme et de l’orthodoxie, il est maître de conférence à l'Institut de théologie orthodoxe Saint-Serge. Il est aussi directeur des éditions du CNRS et chroniqueur à France Culture. Depuis les années 2000, il a publié une série d'ouvrages interrogeant les métamorphoses contemporaines de Dieu et les implications socio-politiques qui en résultent. Il s'intéresse en particulier aux chrétiens d'Orient et a publié en 2002 Le silence des anges (Desclée De Brouwer). Les hommes en trop est son ouvrage le plus récent, dans lequel il analyse les raisons de la malédiction qui pèse sur les chrétiens d’Orient, qui pendant des siècles ont survécu en « otages de la domination musulmane mais aussi du colonialisme européen ». Il tire la sonnette d’alarme face à la catastrophe que serait leur disparition, catastrophe dont l’Occident ne sortirait pas indemne. Érudit, volubile, il allie le goût de la formule et le sens de la nuance. Entretien passionné et passionnant, d’où l’émotion n’est pas absente.

Quelle est l’origine de votre passion pour les chrétiens d’Orient ?

C’est en Orient que j’ai appris qu’on dit « nous » et pas « je », parce qu’au fond, la notion même de mise en scène de l’ego, de mythologie personnelle, participe d’un individualisme qui est farouchement occidental, moderne, ou post-moderne. Et peut-être qu’en allant vers l’Orient est-ce à tout cela que je voulais échapper. Mais cela participait aussi d’une entreprise philosophique et théologique, d’une quête du christianisme originel. Je voulais à travers cette quête comprendre ce que l’Occident avait perdu. Je suis donc parti en Orient en voyageur et en pèlerin, c’est-à-dire que j’y ai fait un voyage tout à la fois géographique et spirituel. Mais cette quête des origines s’accompagnait aussi d’une volonté de prendre le parti des déshérités, des désertés de l’histoire. Tout cela date d’il y a trente ans et à l’époque, les chrétiens d’Orient n’intéressaient personne et leur propre histoire leur était refusée.

Vous dites que l’Orient vous a appris à faire la différence entre la foi et la croyance. Pouvez-vous élaborer davantage cette différence ? 

On en revient à la question de l’individualisme que j’évoquais à l’instant. À partir des Lumières, le sentiment religieux en Occident est rapporté à l’émotion individuelle ; toute la littérature sur le doute, l’angoisse, la conversion tourne autour de ça. On peut dire que la croyance en Occident procède de cette adhésion individuelle. Alors qu’en Orient, la foi est une affaire collective ; dans la Bible, la foi est l’expérience d’un peuple, quelque chose que l’on reçoit, un don. Disons que dans l’expérience de sa croyance, le chrétien d’Occident accorde plus d’importance aux droits de l’homme qu’à la virginité de Marie par exemple. La croyance en Occident procède d’un « shopping » spirituel. Alors que le chrétien d’Orient ne croit peut-être pas à la virginité de Marie, mais il sait qu’il n’y a pas de christianisme sans dogmes. Il ne cherche pas à réformer sa religion, il s’y adapte. En Orient on n’a pas le choix, et la foi est l’expérience collective d’un peuple qui partage une même appréhension symbolique du monde.

Vous avez choisi un titre fort et volontairement provocateur à votre livre. Mais il serait intéressant de le préciser : ces chrétiens d’Orient, pour qui sont-ils de trop ?

Mais pour tout le monde ! Ils sont en trop en Orient où ils sont chez eux, précisément parce qu’ils sont chez eux. Cela dérange ceux qui voudraient reconfigurer cet Orient, l’uniformiser. Ils témoignent de ce qu’il y a une histoire qui précède celle des autres, une histoire qui se déroule à côté de celle des autres. Par nature, ils s’opposent à l’uniformisation. Mais ils dérangent aussi en Occident pour au moins trois raisons. Tout d’abord, ils rappellent que le christianisme est une religion orientale et l’Occident n’a pas envie de devoir une partie de son imaginaire à ces « métèques ». Deuxièmement parce que l’Occident est coupable, sous prétexte de voler à leur secours, de les avoir manipulés, instrumentalisés et abandonnés au chaos que son interventionnisme avait créé. La troisième raison est que, comme l’Union européenne est une utopie tendue vers l’avenir, elle refuse d’avoir des racines, elle se veut une projection idéale et professe un universalisme abstrait. Alors évidemment, nourrie de culpabilité, l’Europe ne peut pas s’occuper des chrétiens d’Orient. 

De quelle culpabilité s’agit-il ici ?

Les Occidentaux ne conçoivent pas les chrétiens orientaux dans leur autonomie, comme des sujets historiques ; ils ne les conçoivent que comme excroissance de l’Occident, donc en lien avec leur propre histoire coloniale. S’occuper des chrétiens d’Orient serait ainsi assimilable à une entreprise néocoloniale. Les chrétiens d’Orient seraient une sorte de variante des harkis, quelque chose d’un peu sale, et l’Europe se veut immaculée. 

Le ton de votre livre, son lyrisme aussi par moments, laisse penser que vous l’avez écrit avec un sentiment d’urgence. Est-ce le cas ?

Oui en effet, et cette urgence est celle qui a été créée par la dégradation complète de la situation en Irak et en Syrie. L’Irak est un pays déjà perdu pour le christianisme oriental. Mais il y avait une autre urgence aussi : je voyais fleurir toute une littérature dans laquelle je percevais une forme de récupération de la question des chrétiens d’Orient pour diverses raisons dont aucune ne me paraissait bonne. Ils étaient à nouveau pris en otages. Ces livres contenaient comme des appels à une nouvelle croisade et faisaient preuve d’un mélange d’incompétence et d’intentions idéologiques très nocives. On y laissait entendre que la défense des chrétiens d’Orient était un peu la défense du « monde blanc » et qu’il fallait être avec eux parce qu’on était contre les musulmans. C’est un discours offensant pour les chrétiens d’Orient qui accrédite l’idée qu’ils n’ont plus de place chez eux, qui durcit les identités et qui fait le jeu de l’islamisme et de l’État islamique. Certains vont même jusqu’à laisser penser qu’il y aurait une sorte de parallélisme entre la situation des musulmans en Europe et celle des chrétiens en Orient. Tout cela me paraît très dangereux alors que justement, les chrétiens d’Orient sont le meilleur atout de l’Occident pour nouer le dialogue avec l’islam et désamorcer le choc des civilisations.

À propos des chrétiens libanais, vous écrivez que leur choix de prendre les armes a abouti au désastre et que cette stratégie n’a pas creusé le malheur d’un seul peuple mais des chrétiens orientaux dans leur entier. 

Il faut rappeler qu’à partir de 1920 s’est mise en place une concurrence entre panarabisme et panislamisme. Les chrétiens ont pris une part importante dans le mouvement qui consistait à revendiquer une identité culturelle commune à tous les peuples du monde arabe et qui dépassait les identités religieuses, à formuler une identité englobante par laquelle se dissolvait le confessionnalisme, à appeler de leur vœux une citoyenneté moderne et démocratique. En parallèle se développait un panislamisme qui professait que seule l’appartenance religieuse comptait et qui restait très suspicieux vis-à-vis du panarabisme, soupçonné de vouloir dissoudre les identités religieuses. Lorsqu’au terme de leur sanglante épopée, les phalangistes libanais se sont alliés à Israël – qui figure pour les panislamistes un Occident colonialiste, agressif et militaire – ils ont donné des arguments aux panislamistes. Les chrétiens libanais ont beaucoup perdu dans cette aventure. Mais je suis heureux de rencontrer aujourd’hui de très nombreux chrétiens libanais, jeunes et moins jeunes, qui ont su intégrer cette perte en s’ouvrant au monde, en incarnant à nouveau une grande capacité de créativité culturelle, d’ouverture et d’ingéniosité politique. Une nouvelle conscience est en train de se construire et qui pense la présence chrétienne dans le monde oriental sans se tourner vers l’Occident. Je trouve qu’il y a là un phénomène des plus intéressants et porteur d’espoir. 

L’année 1979 a été, dites-vous, une année charnière dans l’histoire des chrétiens d’Orient. 1979, c’est la naissance de la République islamique d’Iran. 

Oui, bien sûr, mais pas seulement. C’est aussi l’année où Brejnev décide d’envahir l’Afghanistan et où l’armée rouge va être confrontée aux soldats d’Allah, les moujahidin. C’est l’année où Solidarnosc se mobilise et où l’on voit les manifestants porter des icônes et des portraits du pape polonais Jean-Paul II. C’est l’année où Reagan gagne l’investiture républicaine pour la course à la Maison blanche grâce aux voix des évangéliques, les fondamentalistes américains qui représentent l’ultra droite. C’est l’année des premiers affrontements entre sunnites et chiites à la Mecque et cette même année, les juifs ultra-orthodoxes rentrent à la Knesset grâce au Likoud. 1979 enfin, c’est l’année où la première université islamique est créée à Gaza. C’est donc une année où le rapport au religieux connaît des bouleversements un peu partout dans le monde, ce qui ne peut manquer d’intéresser au plus haut point quelqu’un comme moi qui étudie les métamorphoses de Dieu en politique. Donc 1979 est une année d’ébullition où les cartes sont rebattues, en particulier pour les trois acteurs : États-Unis, Arabie saoudite et Iran, dont le rôle est déterminant pour l’avenir des chrétiens d’Orient. 

Quelle va donc être l’incidence du récent accord entre les États-Unis et l’Iran pour les chrétiens d’Orient ? Cet accord donne-t-il quelques raisons d’espérer ? 

La réintégration de l’Iran dans le jeu régional, la collaboration que les USA ont déjà mise en place avec l’Iran dans leur lutte contre Daech, fait que les chrétiens d’Orient peuvent, avec prudence, s’appuyer sur cet acteur.La disparition des chrétiens d’Orient serait la disparition du Tiers. Le Tiers apporte la diversité, empêche le face-à-face, interdit que la folle machine des identités reconstruites ne fonctionne. Les chrétiens d’Orient font exploser les représentations simplistes et figées ; ils réintroduisent du complexe et de l’hybride là où l’on pourrait être tenté par les oppositions simples qui mènent à l’affrontement. C’est pourquoi la cause des chrétiens d’Orient est une cause universelle ; en les sauvant, on sauve quelque chose de l’âme du monde. Leur catastrophe est la nôtre, car avec eux sont anéantis notre plus ancienne mémoire, notre seul espoir de médiation entre l’Orient et l’Occident. Leur tragédie signerait notre suicide moral.



 
 
Illustration de José Correa pour L’Orient Litt�
« En Orient on n’a pas le choix, et la foi est l’expérience collective d’un peuple qui partage une même appréhension symbolique du monde. » « L’Irak est un pays déjà perdu pour le christianisme oriental. »
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166