FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien
Paula Jacques, plus cosmopolite qu'exilée


Par Georgia Makhlouf
2016 - 01
Paula Jaques est bien connue du grand public, elle qui est journaliste de radio depuis des années et qui produit et anime depuis 1999 le magazine culturel Cosmopolitaine, consacré au cinéma et aux littératures du monde sur France Inter les dimanches après-midi. Mais Paula Jacques est aussi une romancière de grand talent, auteur d’une dizaine de romans, prix Femina en 1991 pour Déborah et les anges dissipés publié au Mercure de France, et membre du jury de ce prix depuis 1996. Son dernier roman Au moins il ne pleut pas vient de paraître chez Stock. On y retrouve, comme dans beaucoup de ses romans, des sources d’inspiration autobiographique, et une thématique qu’elle arpente en romancière et en journaliste depuis des années, celle de l’exil, de la perte des mondes, de l’arrachement, de la résilience et la reconstruction de soi. 

La thématique de l’exil est comme le fil rouge qui relie vos romans, mais elle est aussi celle des émissions qui vous animez à la radio depuis trois ans. Et l’on s’aperçoit ainsi du nombre impressionnant de grands écrivains qui sont concernés par cette question au point de se demander s’il n’y a pas un lien profond entre exil et écriture. 

Il y a une posture de certains écrivains qui disent que l’écrivain est toujours en exil, qu’écrire c’est s’exiler du monde, c’est être à la marge. Je ne suis pas vraiment d’accord avec cette « banalisation » du thème. Car c’est l’une des caractéristiques du XXe siècle que d’avoir été traversé par des guerres et des violences – celles des deux guerres mondiales bien sûr, de la révolution russe et d’autres conflits encore – avec pour conséquence que le destin de beaucoup d’écrivains a été conditionné par l’exil. Et donc l’exil que j’aborde dans mes émissions, c’est l’arrachement à une terre, à une culture, à une langue, arrachement sans retour le plus souvent, et cet exil là est d’une autre nature que l’exil intérieur auquel certains font référence. L’œuvre de ces écrivains est donc soumise à ce destin douloureux, à cette blessure qui parfois les anéantit. L’exil est une expérience capitale dans la vie de quiconque et marque donc forcément le travail d’un l’écrivain qui puise sa substance dans ses émotions. Et les émotions qui accompagnent cette expérience-là sont violentes et profondes. 

Beckett, que vous avez abordé dans l’une de vos émissions et qui écrivait en français et en anglais, affirmait qu’il se déplaçait d’une langue à l’autre en fonction de la facilité relative qu’il éprouvait à écrire dans l’une ou l’autre langue. Il cherchait à se mettre en situation de difficulté, de non-familiarité, et pourrions-nous dire, d’exil dans la langue. 

La langue d’un écrivain exilé et qui a dû apprendre une autre langue est toujours habitée par sa langue maternelle, par des émotions, des tournures, une musique qu’il transpose de sa langue maternelle à sa langue d’adoption. Beckett a dû apprendre le français, ce n’était pas sa langue maternelle. Et par ailleurs, Beckett est un homme d’avant-garde, il n’aime pas aller sur les terrains balisés, il adopte une posture de chercheur. Dans son cas, l’invention d’une langue sèche, pauvre, qui va droit à l’essentiel et parfois jusqu’à l’os, est d’une certaine façon une réponse au fait qu’il a été très proche du plus grand écrivain inventeur de langage du XXe siècle, James Joyce. Beckett s’est frayé un autre chemin dans la langue. L’exploration d’une langue est toujours une aventure enivrante et extraordinaire et certains écrivains font volontairement le choix d’une langue étrangère, même si cela n’est pas déterminé par leur situation d’exil, parce qu’ils éprouvent le besoin de faire l’expérience d’une certaine étrangeté du langage.

Et dans votre cas, diriez-vous que votre expérience de l’exil est l’expérience fondatrice qui détermine tous vos choix d’écrivain et de journaliste ?

Quand je quitte l’Égypte, j’ai neuf ans. Je suis déjà une petite fille qui lit beaucoup, dont la langue maternelle est le français et qui rêve de devenir écrivain. Si je n’avais pas été chassée de ce pays, quelle aurait été mon œuvre, je ne sais pas, je suis bien sûr incapable de le dire. Le désir d’écrire était là, mais il est évident que le fait que l’univers dans lequel je vivais s’est effondré et que c’était un aller sans retour, ont déterminé mes thèmes et mes personnages. Je n’ai pas la nostalgie de ce passé mais je ne peux m’empêcher d’être dans un état de sidération face à cette disparition. Et je crois que le destin de tous les écrivains est façonné par les émotions de l’enfance, c’est une matière inépuisable. En perdant l’Égypte, je n’ai pas seulement perdu mon pays, j’ai aussi perdu ma famille ; mon père est mort au moment où ses biens ont été confisqués, et j’ai été séparée de ma mère et de mes frères. J’ai perdu mon statut de petite fille dans une famille aisée et je suis devenue une orpheline qui n’avait plus rien. On peut d’ailleurs penser que c’est une chance pour un écrivain d’avoir été autant marqué par une expérience qui plonge dans ses premières années, parce que c’est une source d’inspiration qui ne se tarit jamais. Pour moi, ça n’arrête pas. Quand j’ai fini un livre, je me dis, c’est fini, j’ai épuisé le sujet, mais ça revient, ça prend d’autres formes. 

Il y a donc une dimension autobiographique dans tous vos ouvrages ? 
 
Oui et non parce que je parle très rarement de moi dans mes ouvrages. Ce que j’aime dans l’écriture, c’est raconter des histoires, inventer des personnages, créer des univers. Mon premier livre, Lumière de l’œil, est le seul à être autobiographique. J’y parle de ma vraie famille, de l’éclatement de cette famille, d’une jeune fille qui découvre qu’elle est capable d’inspirer de l’amour et de la dimension profondément bénéfique d’une telle expérience. Mais par la suite, le point de départ seul est autobiographique et je construis des fictions à partir de là. Dans Gilda Stambouli souffre et se plaint, je brode autour du personnage de ma mère, et je raconte la vie d’une grande bourgeoise qui a toujours eu des domestiques et qui est obligée de devenir gouvernante chez des Loubavitch, donc dans un milieu auquel elle ne comprend rien. Dans mon dernier roman, Au moins il ne pleut pas, je repars d’une expérience qui est la mienne, celle de mon arrivée en Israël avec mes frères, mais tout est inventé ; Lola et Solly, les deux enfants perdus arrivant sur une terre inconnue ; Ruth et Magda, les deux femmes rescapées des camps, toutes deux porteuses d’un secret, et qui les hébergent ; les habitants du quartier de Wadi Salib à Haïfa, et toutes les péripéties de cette installation si difficile, dans un pays qui est en train de se construire et où l’on n’a pas le temps de faire du sentiment. C’est une histoire de survivants. 

C’est en effet intéressant de découvrir que le fait d’être un « survivant » est frappé de suspicion à cette époque-là.

Oui, on sait peu combien les survivants des camps font l’objet de doute. C’est une époque où l’on n’a rien à faire avec la nostalgie et la mollesse. On veut construire un avenir radieux. Ceux qui ne sont pas morts sont observés avec méfiance et de toute façon, on parle très peu de l’expérience des camps jusqu’au procès d’Eichmann. On traite les survivants de « savonim », c’est-à-dire de lâches. La pensée sous-jacente, c’est qu’ils sont coupables de s’être laissés prendre, et que dans les camps, ils ont fait des choses pas nettes pour s’en sortir.

Comment faut-il comprendre le titre que vous avez choisi pour ce roman ? 

C’est de l’humour juif, de l’humour désespéré. Comme qui dirait : « J’ai perdu mon boulot, ma femme m’a quitté, j’ai le cancer, mais au moins, il ne pleut pas. » Les deux enfants vont réussir à rester ensemble et c’est l’essentiel. L’idée dont ce titre est porteur est qu’il faut se réjouir parce qu’on a vu pire. 

Peut-on y voir un acte de foi dans la vie ? 

Oui, bien sûr. J’ai tant d’amour pour les personnes qui ont cette farouche énergie, ce farouche amour de la vie, quelles que soient leurs difficultés ou les zones d’ombre de leur personnalité. Ce sont toujours des personnages ambivalents et complexes qui inspirent mes livres. Je serais incapable de mettre en scène des héros.

À propos de vos personnages, vous les évoquez dans un entretien en disant qu’ils vous parlent, qu’ils frappent à votre porte. Est-ce exact ? Ils s’imposent donc à vous ? 

Oui, c’est tout à fait ça, je vis sous influence. Il n’y a que ça qui compte dans ma vie et je suis toujours en train de travailler. Je vais entendre un mot et me dire, mais oui, c’est le mot qu’il me faut et que je vais mettre dans la bouche de tel personnage. Je suis comme sur une île avec mes personnages. Ils me parlent, je leur réponds et parfois à voix haute. Quand j’ai terminé un livre, je traverse deux ou trois semaines de déprime, puis un nouveau projet émerge et je m’y remets. Je pense souvent à George Sand qui terminait un livre à minuit et en commençait un nouveau le lendemain matin. 

Évoquons pour finir votre émission de radio qui, ce n’est pas étonnant, s’appelle Cosmopolitaine. Le cosmopolitisme, est-ce la valeur que vous défendez depuis toujours ?

J’ai toujours pensé que le cinéma et la littérature des autres pays avaient beaucoup à nous apprendre sur la marche du monde. J’ai donc imaginé dès le départ une émission dans laquelle on n’inviterait que des étrangers, en provenance de tous les pays. Jean-Luc Hess a manifesté son adhésion immédiate et voilà, j’y suis toujours, c’est la seizième année. L’émission fédère une énorme audience, 530 000 auditeurs, dont beaucoup sont des fidèles qui me suivent depuis toujours. C’est ma façon de répondre au racisme et à la xénophobie, en donnant la parole aux esprits les plus brillants du monde entier.





 
 
© Francesca Mantovani
« Le déracinement et la perte sont au cœur de mon travail » « Ce sont toujours des personnages ambivalents et complexes qui inspirent mes livres. Je serais incapable de mettre en scène des héros.  »
 
BIBLIOGRAPHIE
Au moins il ne pleut pas de Paula Jacques, Stock, 2015, 360 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166