FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien

L'écrivain Éric Vuillard s'attaque à un marqueur temporel incontournable de l'histoire de France : la prise de la Bastille. Soucieux de souligner la dimension collective de l'événement, il cherche à embrasser la foule des assaillants plutôt que donner à certains d'entre eux une place privilégiée. Entretien.

Par William Irigoyen
2016 - 09
Pourquoi avoir décidé de vous confronter, littérairement, à cette date ?
Dans le passé, il y a toujours eu cette tendance à écrire un 14 juillet « vu d'en-haut », par un narrateur omniscient, du côté des grands électeurs, des notables. J'ai essayé d'écrire un 14 juillet depuis la foule, d'en faire un récit à la fois plus collectif, mais aussi plus diffracté.

En somme, faire un livre qui soit en rupture avec ce que l'on a appelé le « roman national », cette forme d'exaltation patriotique ?
Pour une part oui. Mais je crois surtout qu'avec le 14 juillet, on est au cœur de la fabrication de deux mondes totalement séparés. C'est particulièrement flagrant dans les écrits de l'historien Jules Michelet par exemple. D'un côté, il y a cette foule, informe, aphasique, muette, vouée à la clameur : c'est un groupe où l'on ne distingue absolument aucune individualité. De l'autre côté, il y a les représentants du peuple qui prennent la parole à sa place. Certes, on ne retrouve pas cela chez tous les écrivains, mais il s'agit quand même d'une tendance assez majoritaire.

Que voulez-vous dire exactement quand vous dites que le 14 juillet est l'une des dates de naissance du peuple français ?
 
Dans le roman, il y a un chapitre où l'on trouve une masse de noms. Ceux-ci apparaissent lors du 14 juillet. Auparavant, les grands patronymes de l'histoire sont aristocratiques : on trouve par exemple la Rochefoucauld, Louis II de Bourbon-Condé dit le Grand Condé et bien d'autres. Ces identités de l'Ancien Régime sont quasi exclusivement celles d'une oligarchie. La Révolution, c'est l'émergence de noms d'autres citoyens. C'est pour cela que je parle de « date de naissance du peuple français » qui va finir par réaliser son désir de plus de liberté et d'égalité.

« On ne nous raconte jamais ces pauvres filles venues de Sologne et de Picardie, toutes ces jolies femmes mordues par la misère et parties en malle-poste, avec un simple ballot de frusques. (…) Nul n'a jamais écrit leur fable amère », peut-on lire sous votre plume. Votre roman serait-il un hommage à l'émergence, depuis cette date, d'un sentiment collectif très fort, malgré l'individualisme roi ?
 
Absolument. À partir du moment où les noms apparaissent sur l'avant-scène de l'histoire, on a la réalisation d'une collectivité. Et qu'est-ce que le peuple, sinon la conscience qu'une collectivité prend d'elle-même à certains moments ? Le 14 juillet 1789, la température monte. En résulte une forte conscience d'intérêts communs. Et puis, on peut dire que se met en route une forme d'intelligence collective : c'est au bon endroit qu'on va chercher des armes ; c'est au bon endroit qu'on va chercher de la poudre. Puis on s'attaque à la bonne forteresse alors que les faubourgs de Paris sont réellement menacés par les troupes royales. Dès lors, le peuple est en armes et ne peut plus être réprimé de la même manière. Il peut alors être vu et surtout considéré comme un processus historique.

Vous rendez voix et justice au peuple alors que les Français se voient souvent reprocher cette tâche sanglante de leur histoire, cette barbarie contre leurs souverains, ces mots de la Marseillaise : « qu'un sang impur abreuve nos sillons ». Votre roman questionne-t-il la notion de « révolution » ?
 
Il est vrai que cette violence s'expose à de nombreux reproches. Mais la France n'est pas l'Angleterre par exemple. J'ai lu récemment que le duc de Westminster possède des quartiers entiers de Londres, comme Belgravia ou Mayfair ! Soyons honnêtes : il existe aussi une oligarchie en France mais qui n'atteint quand même plus les mêmes proportions qu'autrefois. Le 14 juillet montre qu'il ne suffit pas de quelques négociations pour arriver à changer les choses. Il faut parfois, malheureusement, des ruptures beaucoup plus violentes. Reconnaissons tout de même que ceux qui possèdent le pouvoir ne le partagent pas volontiers. À chaque fois qu'il y a eu un peu plus d'égalité ou un peu plus de liberté, il y a eu plus ou moins recours à la violence. Mais attention : le 14 juillet c'est aussi la violence contre le peuple ! Bien sûr, la mort du gouverneur de la Bastille est très bien documentée. On connaît beaucoup moins, en revanche, l'histoire des quatre-vingt-dix-huit assaillants tombés ce jour-là. C'est tout de même un chiffre important, sans compter qu'il y a eu également de très nombreux blessés. Cela signifie que la violence d'État était forte. Et puis, n'oublions pas l'affaire Réveillon, dont on dit souvent qu'elle annonce la prise de la Bastille : fin avril 1789, une révolte populaire se solde par la mort de trois cents personnes. Donc oui, la violence populaire est présente. Mais elle est infiniment moins grande que celle du pouvoir. 

« On fracassa les becs de verre sur les marches du palais et l'on but, cul sec, les plus grands crus, s'ensanglantant la gueule. Que c'était bon ! », écrivez-vous. Avez-vous voulu, vous, écrivain, scénariste et réalisateur, un livre très « cinématographique » ?
 
Il m'est bien difficile de répondre à cette question. Disons que, chez moi, et sans que je puisse dire exactement comment ils s'influencent mutuellement, il y a une relation très forte entre les mots et les images. Parfois, celles-ci « flottent » littéralement dans le langage. 

En tout cas, dans ce roman, pour reprendre un vocabulaire cinématographique, vous utilisez des plans larges, comme s'il s'agissait de ne pas cadrer trop près, afin de ne pas donner une importance particulière à qui que ce soit.
 
Je crois que, depuis la Révolution, un des désirs de la littérature c'est conter le collectif. L'Ancien Régime c'est le récit héroïque centré autour de quelques personnages qui sont sur le devant de la scène. C'est aussi une certaine rhétorique, un mode narratif avec des péripéties, un dénouement. On pourrait d'ailleurs faire une histoire de cette grande prose. Jules Michelet fabrique la grande geste des parlementaires. La Révolution, elle, met en scène des anonymes qui deviennent des premiers rôles. À partir de là, les choses changent. Et l'on voit cette éclosion dans le roman du XIXe siècle. Certains écrivains, comme Zola par exemple, accordent une grande attention à la foule. Je rêve moi aussi d'un grand récit collectif. Pour répondre concrètement à votre question, je dirais donc que, dans mon roman, je recours à des mouvements de balayage. Mon écriture, oui, incontestablement, cherche à raconter la foule. 

Un mot interpelle. On le trouve dans cette phrase : « Pour se défendre, les gens improvisent des barricades de chaises, puis il se saisissent de bâtons, de caillasses, et c'est l'intifada des petits commerçants, des artisans de Paris, des enfants pauvres. » Pourquoi ce mot intifada emprunté à l'époque moderne et à une réalité qui n'est pas française justement ?
 
Il m'est venu spontanément ! C'est l'un des mots que nous avons à notre disposition pour signaler l'asymétrie des forces en présence : le mouvement de colère populaire face à un pouvoir d'État. D'un côté, il y a des combattants peu expérimentés, de l'autre, une armée moderne qui fait bloc.

N'utilisez-vous pas ce mot pour montrer justement l'extraordinaire modernité de la Révolution ? Cela semble être central dans ce livre. La preuve dans ce passage évoquant le nouveau ministre des Finances de Louis XVI : « Et puis, ce fut Necker de nouveau, afin de rassurer la Bourse, car c'est à la Bourse, déjà, qu'on prenait la température du monde. » 
 
La Révolution, pour moi, ouvre un processus historique qui n'est pas achevé. Je dirais même qu'on ne peut plus le refermer. Quand les peuples savent qu'il est possible d'obtenir davantage de liberté, d'égalité, ils cherchent à faire valoir leurs droits. La phrase que vous venez de citer a bien évidemment à voir avec ça. Les situations changent. Cependant, il y a structurellement des rapports entre les différentes situations, les différents contextes. Le comportement des possédants, la façon dont s'organise une oligarchie, la corruption... tout cela est commun, bien sûr, aux deux époques. 

Votre livre peut-il être envisagé comme une « contre-histoire » romanesque de la Révolution française ?
 
Le terme de « contre-histoire » est peut-être quelque chose d'un peu négatif, voire de réactif. Je ne suis pas historien. Et mon livre est littéraire. Il s'adosse toutefois à des réalités existantes et à différents types de témoignages. Il en existe d'ailleurs de deux sortes : les témoignages indirects émanant de la bourgeoisie. Ses représentants écrivent par ouï-dire. Dussaulx par exemple, traducteur de Juvénal, homme de lettres, nous donne un récit du 14 juillet « vu du ciel ».  Il nous raconte tout... et pourtant il n'y était pas ! Moi, je me suis basé sur les propos de gens qui ont participé à cet événement historique. Je pourrais citer Claude Cholat qui était marchand de vin, Jean-Baptiste Humbert, horloger, ou encore un épicier du nom de Pannetier. Vous parliez de cinéma tout à l'heure : leur récit, c'est déjà une forme de « caméra subjective ». 

Vous vous êtes donc beaucoup documenté pour écrire ce roman ?
 
Oui. J'ai passé beaucoup de temps aux Archives, lu les grands récits historiques. Plus le temps passait, plus j'avais envie d'autre chose, un 14 juillet plus fragile mais plus incarné.

Vous aviez besoin de cela pour pouvoir « écrire ce que l'on ignore », pour reprendre une autre phrase clé du livre...
 
Cette formule m'a été inspirée par Dussault justement. Dans son récit, il explique que les vainqueurs de la Bastille sont amenés à se signaler. Mais, ajoute-t-il, beaucoup se sauvèrent « comme s'ils avaient fait un mauvais coup ». Ces personnages sortent donc de l'histoire et on ne les revoit jamais. De cette phrase, on peut conclure deux choses : la liste des participants à la prise de la Bastille est lacunaire et, effectivement, il faut raconter ce que l'on ignore.

Si, comme vous l'affirmez, « une ville est un personnage », à quoi ressemble le Paris de l'époque ?
 
Je vais répondre très indirectement à votre question. J'ai le sentiment, quand je me promène dans Paris, qu'il y a une forme de vie moderne très particulière, foisonnante, anonyme, séculière. On peut n'y être qu'un passant. On peut surtout y être extrêmement libre. S'y promener c'est comme être une des cellules vitales de ce personnage.

Avez-vous le sentiment d'avoir signé là un roman politique ?
 
Je prends cela pour un compliment. La littérature s'adosse au destin collectif, elle ne peut y échapper. Selon moi, elle ne pourra jamais être une activité innocente, dissociée.

 
 
D.R.
« À chaque fois qu'il y a eu un peu plus d'égalité ou un peu plus de liberté, il y a eu plus ou moins recours à la violence. »
 
BIBLIOGRAPHIE
14 juillet de Éric Vuillard, Actes Sud, 2016, 208 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166