FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien
Sylvie Germain : faire entendre l’écho du monde


Par Georgia Makhlouf
2016 - 11
Poursuivant une œuvre profondément originale commencée avec Le Livre des nuits en 1984, Sylvie Germain a été maintes fois récompensée. Le prix Femina 1989 pour Jours de colère, le Goncourt des lycéens 2005 pour Magnus, le prix Jean Monnet de littérature européenne 2011 pour Le Monde sans vous, sont quelques unes des distinctions qu’elle a obtenues. Elle vient de publier À la table des hommes, un roman comme hanté par la violence prédatrice dont l’actualité se fait sans cesse l’écho, mais un roman néanmoins lumineux, écrit dans une langue incroyablement sensible et sensuelle, et traversé par la présence bienveillante et l’insoumission de ses personnages.

À la table des hommes est une sorte de roman d'initiation qui reprend le thème de l'enfant sauvage des romans du XIXe siècle. Comment en avez-vous eu le projet, quelle est la genèse de ce roman ?

La genèse de chacun de mes romans est toujours assez confuse, je ne pars jamais d'une idée précise ; ce qui me met en mouvement d'écriture est à chaque fois un ensemble un peu nébuleux d'impressions, de réflexions et de rêveries à partir de faits qui m'ont marquée, troublée. Ces « faits » peuvent relever d'une sphère personnelle ou beaucoup plus générale, d'échos lancés par l'histoire ancienne autant que par l'actualité. En l'occurrence, c'est le traitement cruel infligé depuis si longtemps, et qui va en crescendo, aux animaux d'élevage industriel et dans les abattoirs, qui a fini par déclencher l'idée (au départ encore très vague) de ce roman.

Vous y explorez les frontières entre l'homme et l'animal. Celles-ci apparaissent comme bien minces et c'est assez troublant. Est-ce cela que vous avez voulu suggérer ?

La frontière entre l'animal et l'humain est à la fois très mince, mouvante, et infranchissable. Je ne confonds pas les deux, ni ne me livre à un quelconque manichéisme qui les opposerait. Ce qui m'intéresse, c'est le fait que les animaux et les humains sont pareillement des vivants. Des êtres doués donc de sensibilité, de besoins, d'émotions, chacun animé par une relation au monde qui lui est propre. Ce qui me heurte et me révolte, c'est l'arrogance des gens qui nient cette sensibilité animale, qui dénient aux animaux le droit de jouir de la vie sur cette terre qui nous est commune, les réduisant à de la viande et autres produits à consommer.

Le roman pose une question : Qu'est-ce qu'un être humain ? Était-ce votre intention, que de confronter le lecteur à cette interrogation ?

Je n'ai pas au départ la prétention de proposer aux lecteurs « un sujet de réflexion », un roman n'est pas un essai de philosophie ou de politique, mais bien sûr, au fil de l'écriture, des questions, des doutes, des étonnements ou des colères se lèvent, et s'expriment dans le texte. En fait, c'est moi-même, en premier, que je soumets à réflexion ; les impressions, émotions, sensations, pensées encore vagues qui se brassent en moi, se rassemblent, se concentrent et trouvent une orientation du fait même du passage à l'écrit.

La guerre est omniprésente, dès la première scène. Jamais située, on peut néanmoins penser à l'actualité récente, la Syrie par exemple. Aviez-vous le souhait de créer cet effet d'écho ?

Lorsque j'ai commencé ce roman, j'ai pensé à la guerre en ex-Yougoslavie – le lieu et les dates ne sont pas précisés dans le roman, mais facilement repérables –, une guerre aussi fratricide que celle qui sévit actuellement en Syrie. Mais cette dernière n'en finit pas, et a pris des dimensions effroyables.

Votre héros se prénomme Babel, puis devient Abel. Est-ce pour pointer le rôle du langage dans l'apprentissage de son humanité ?
 
L'idée de prénommer le personnage Babel m'est venue en cours d'écriture ; ce garçon trouvé nu à la lisière d'un village, incapable de s'exprimer sinon par des sons confus, ou en répétant maladroitement les paroles qu'il entend sans les comprendre, est ainsi surnommé par dérision. Il est dans une totale confusion, comme les constructeurs de la fameuse tour de Babel mentionnés dans la Bible, et dont le langage est frappé de chaos. Puis, quand ce garçon s'humanise pleinement, son surnom change : soudain j'ai vu qu'il suffisait de supprimer l'initiale du mot Babel pour obtenir le prénom Abel, lui-même très chargé symboliquement. Je n'y avais pas pensé avant !

Il y a dans ce roman des références bibliques, et ce n'est certes pas la première fois que ces textes sont présents dans votre œuvre. Les textes bibliques et religieux sont-ils une source constante d'inspiration pour vous ?

Les textes bibliques, comme certains grands mythes, font partie intégrante de mon imaginaire, pour l'avoir nourri depuis très longtemps ; c'est pourquoi ils resurgissent, parfois explicitement, parfois à peine suggérés, dans nombre de mes livres.

On parle souvent de « conte » à propos de vos romans. Cela vous semble-t-il juste ?

Il y a une part de « conte » dans mes romans, plus ou moins marquée selon chaque livre. Cette part se mêle au récit non pour le « décoller » de la réalité, mais au contraire, pour tenter d'aller plus en profondeur dans l'épaisseur du réel. La fameuse phrase de Shakespeare, dans La Tempête, disant que « nous sommes faits de l'étoffe des rêves » est d'une justesse remarquable. Étoffe, bourre, substance, chair, sève... ce qui nous fait, nous constitue, est un étonnant magma d'affects, de rêves, de désirs, de curiosités, de peurs..., de phénomènes psychologiques divers. L'écriture (comme toute forme de création artistique, intellectuelle) permet d'endiguer cette force obscure, de la structurer, de lui donner « un orient », un parcours ; d'en extraire du sens.

Vous dites (entretien sur le site de votre éditeur) que vous avancez dans vos textes sans savoir où vous allez. Est-ce le cas ici ? N'avez-vous pas de plan ou au moins une idée de ce que ce texte sera une fois achevé ?

J'avance en effet à tâtons, souvent surprise en cours de route, et sans savoir quelle sera la fin, ni quand elle arrivera, s'imposera. Je découvre en fait mes livres en les écrivant. J'accueille l'imprévu qui peut survenir en chemin ‒ imprévu provoqué aussi bien par le surgissement d'un souvenir ancien, qui restait profondément enfoui et que l'acte d'écriture a ranimé, fait remonter à la surface, par une idée venue je ne sais d'où, ou par un événement survenant brusquement dans ma vie, celle de mes proches, ou dans l'actualité. Tout mon travail consiste à rendre cohérents des éléments d'inspiration qui m'adviennent de façon à la fois tendue et discontinue, à trouver le fil qui relie ces éléments disparates.


BIBLIOGRAPHIE

À la table des hommes de Sylvie Germain, Albin Michel, 2016, 270 p.

Sylvie Germain au Salon
Rencontre autour de À la table des hommes le 6 novembre à 19h (Amphi Gibran)/ Signature à 20h (Stéphan)
 
 
© Jean-Luc Bertini
 
2020-04 / NUMÉRO 166