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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
La parole au sage
Cet entretien constitue un extrait d’une longue interview de plusieurs heures réalisée en deux étapes avec Samir Frangié après le retour en force de la maladie, dans la première moitié de l’an 2016, dans une volonté de retracer – autant que possible compte tenu de la difficulté pour ce modeste à parler de lui-même –, dans la foulée de Voyage au bout de la violence, le parcours initiatique qui a poussé cet homme exceptionnel à devenir ce qu’il restera : l’un des derniers grands promoteurs d’une certaine idée de paix, de diversité, d’ouverture, d’humanisme, de cosmopolitisme, de modération et de vivre-ensemble qui est en train, aujourd’hui, de mourir sous nos yeux. 



Par Michel Hajji-Georgiou
2017 - 05
I l n’avait pas succombé à cette fascination morbide pour la violence qui, même chez les plus irrédentistes, finit par altérer la brillance du diamant. Pourtant, Dame Violence l’avait courtisé inlassablement depuis son plus jeune âge, depuis la fin des années 1950 – si bien que, chez Samir Frangié, violence et maladie se conjuguaient, se confondaient insidieusement, depuis le massacre de Miziara et la maladie de son père, Hamid. Elle était ensuite, avec plus ou moins de réussite, parvenue à le séduire et le convertir à sa cause, l’espace d’une poussée de fièvre sur les campus, au temps des clivages idéologiques et des bastons universitaires, celui des années 60. Mais elle ne parviendra pas à lui conter fleurette longtemps. Car, avec le début des années 70 et l’éclatement de la guerre, Samir Frangié découvre, épouvanté, l’odeur du sang et le goût de la haine. Autocritique oblige – un trait caractéristique du « bey rouge » – il comprend la part de responsabilité que lui et sa génération assument dans le déluge de feu et de sang qui ravage la ville. C’est ainsi que commence, pour lui, ce périple pour recréer du politique dans les espaces que la violence cherche à occuper. Plutôt qu’à l’affronter de front, c’est par l’empathie et la raison qu’il cherchera, durant les quarante années suivantes, à la comprendre, à la désamorcer, à la décontenancer.

La parole au sage. 

Pourquoi faites-vous du massacre de Miziara, le 16 juin 1957, le mythe fondateur de la violence au Liban ?

Pour moi, ce massacre est la première annonce de la guerre qui va se déclarer en 1975. D'ailleurs, les deux années ont les mêmes chiffres inversés. Mon père Hamid a fait une hémorragie cérébrale et s'est retiré de la vie politique, et j'en ai été affecté. Pour lui, c'était une catastrophe. Mon père est quelqu'un qui a toujours détesté la violence et qui, jusqu'à cette période-là, n'avait pas été confronté de manière directe à ce phénomène. Il ne l'a d'ailleurs pas supporté. Il y a eu donc cela, mais aussi le fait que nous ayons été pointés du doigt comme étant les gens les plus violents du Liban. Et cette réputation de violence, aujourd'hui démentie par les faits, persiste néanmoins. Dans l'inconscient des Libanais, nous avons longtemps été désignés comme « les monstres ». En 1958, il y a eu des actes de violence. Zghorta s'est divisée. Les régions mixtes ont été nettoyées. Il y a eu des lignes de démarcation, des enlèvements sur base de la carte d'identité... Tout ça devait ensuite se répéter avec la guerre. Quelque part, Miziara est l'annonce du danger qui menace le Liban, du repli sur la famille, sur la communauté, le présage de la violence.

N'y-a-t-il pas, dans votre parcours politique, une volonté de « réparer » Miziara, de revenir à « l'instant alpha » pour contenir le déluge de la violence qui a suivi ? Sans compter l'impact personnel sur vous-mêmes, avec la maladie de votre père. 

C'est un tournant dans ma vie. J'étais, après le début de la guerre en 1975-1976 et ma sortie de l'idéologie de la guerre révolutionnaire, obsédé par le fait de faire passer l'idée selon laquelle la guerre n'était pas une réalité de la vie qu'il fallait accepter. Longtemps, le mot « paix » était considéré comme péjoratif au Liban, alors que la violence avait toujours trouvé des gens pour la justifier. Il y avait en moi une volonté de leur dire : « Arrêtez, vous ne savez pas ce qui vous attend. »

Avez-vous associé la violence de Miziara à la déchéance physique de votre père ?

Non. Il est vrai que lui n'a pas supporté cette violence – sa maladie en atteste. Mais par la suite, durant mes années à gauche, il était question de violence révolutionnaire, de la violence comme instrument de changement. C'est au moment de la guerre que le déclic s'est fait en moi. J'ai senti la régression s'opérer très vite, et la situation allait vers un drame incommensurable. J'ai suivi de très près à l'époque le Samedi noir, et je me suis dit : « Le pays est foutu. » Ce massacre annonçait des représailles du même genre, et une entrée dans une logique très ressemblante à celle de la violence familiale, de la vendetta entre les familles, selon la logique bien précise suivante : celui qui n’est pas en mesure de prendre sa revanche n’est guère capable d’assumer ses responsabilités. Le choc que j'ai eu était avec l'assassinat de Kamal Joumblatt. Cet assassinat m'a poussé à réfléchir sur quoi faire pour sortir de la violence. Ce qui me paraît hallucinant, c'est la répétition : les arguments, les justifications qui étaient donnés en 1975 et qu'on retrouve à chaque période. C’est une répétition sous des slogans différents, une victimisation permanente, et un rapport à l’autre considéré comme « l’ennemi absolu ». Et nous sommes toujours dans cette logique : il suffit de s’installer devant son petit écran et de suivre la diabolisation de l’autre et la glorification, l’« angélisation » de soi. Cette lutte entre le bien et le mal prend des formes très différentes, où la violence que nous pratiquons n’est qu’une simple réaction à la violence de l’autre, la menace qu’il représente éventuellement… Nous ne percevons jamais notre violence comme notre propre fait. Donc, l'expérience de la violence, je l’ai faite bien après Miziara, lorsqu’étudiant, j’ai fait partie de cette génération qui préconisait le changement. À l'époque, la violence en était un instrument. Nous n'avons pas vu cette violence arriver, avec la guerre. Il y avait certes eu beaucoup de petits incidents que nous percevions, à l'époque, dans un cadre politique, mais sous l’angle d’un phénomène d'ordre sociologique. Dans le cadre politique, la violence n'a pas sa place, et le changement se fait à travers des élections, une action politique suivie… À l'époque, en 1975, nous n'avions pas situé la multiplication des actes de violence comme le début d'un processus. D'ailleurs, c'est une erreur que nous avons tous faite puisque nous avons parlé durant des mois, pas de « guerre », mais de « rounds »… 

Était-ce trop tard ?

Oui. Encore une fois, nul ne perçoit sa propre violence. On perçoit toujours la violence de l'autre. On ne fait que « répondre à », « se protéger de » la violence de l'autre. Mais, en fait, à partir du moment où on agit violemment, on s'engage dans un processus d'action et de représailles qui peut mener très loin, comme l'a montré l'expérience libanaise. Cela a été très difficile de casser ce processus. La mort de Kamal Joumblatt – je faisais partie à l'époque de la gauche – nous a montré le côté un peu fou de cette guerre : le leader de la gauche était assassiné par ses alliés de l'époque – les Syriens. J'ai commencé après cela un travail de dialogue, en vue de mettre les gens ensemble, qui, à certains moments, a permis de limiter quelque peu la violence. En 1981, par exemple, lorsqu'il y avait une série de voitures piégées de part et d'autre, nous avions pu mettre ensemble des personnes des deux bords pour arrêter cette vague. L'expérience libanaise de cette violence m'a personnellement beaucoup aidé à comprendre ce qui se passe actuellement dans toute cette région. La violence ne peut pas se faire d'un côté : elle est un échange de violence. Il faut être deux. Il faut donc rechercher la violence chez les deux protagonistes. Quand il est question aujourd'hui de Daech, on oublie d'un côté Assad et de l'autre la guerre d'Irak qui a permis de placer un grand nombre d'officiers baasistes dans ce camp. Pour arrêter aussi la violence, la décision doit être prise par les deux protagonistes. Elle ne peut être arrêtée d'un côté. 

Personne au Liban n’a donné autant d’importance que vous au phénomène de la violence – en tout cas pas au sein de la classe politique. Pourquoi ? 

Il y a évidemment mon histoire personnelle qui joue, et il y a ma formation intellectuelle. Je me suis beaucoup intéressé à la compréhension de la violence. C’est pourquoi l’un de mes auteurs préférés était René Girard, qui est, je crois, maître reconnu dans l’explication de ce phénomène, des mécanismes de la violence. Et puis il y a le fait que je suis un homme politique, mais que je n’appartiens pas vraiment à la classe politique, ce qui me permet de préserver une certaine distance. Les enjeux de pouvoir ne m’ont jamais intéressé. Je ne veux ni mobiliser une communauté, ni une famille, ni rien. De plus, je suis intéressé, en permanence, par l’autre. Je considère que le rapport à l’autre est essentiel. Comment donc établir une relation avec quelqu’un qu’on a diabolisé et que l’on veut exterminer ? Il y a aussi une compréhension différente de la classe politique et du rapport à l’autre, qui, pour moi, est essentielle. Ce n’est donc pas la violence qui peut établir le lien avec l’autre. Au contraire, c’est le fait de dire à cet autre que nous pouvons, à nous deux, mettre un terme à cette violence, et que c’est là l’enjeu réel. C’est vrai que je fais partie de ce qu’on appelle le 14 Mars, mais je n’ai jamais diabolisé les gens qui étaient dans le 8 Mars.

Est-ce que le système communautaire, à partir du moment où nous reconnaissons chaque communauté comme un groupe constitué avec chacun son mythe fondateur, ne nous place pas de facto dans une logique où chacun va essayer d’expliquer son échec par l’autre, un bouc-émissaire ? C’est comme si l’autre était systématiquement responsable de nos propres manquements, de nos propres erreurs, de nos propres tares… 

C’est comme si aujourd’hui, pour reprendre l’exemple de Zghorta, nous étions dans cinq familles séparées, chacune considérant l’autre non seulement comme une menace, mais comme le facteur de l’unité, de la assabiya de sa propre famille. Ce qui se produit actuellement, c’est que les chefs communautaires utilisent la violence à deux niveaux : d’abord pour convaincre la communauté à laquelle ils appartiennent qu’elle est en danger et qu’ils peuvent la protéger ; et, aussi, pour disputer à l’autre une partie du butin de l’État. On est donc en permanence dans une situation de violence larvée, mais qui peut, à n’importe quel moment, se transformer en violence réelle. Et pour alimenter cette violence, il y a une mémoire qui, en permanence retravaillée, revisitée. L’un des problèmes que nous avons dans ce pays, c’est que le système se reproduit à l’infini. Si on ne casse pas cela, le pays n’est pas viable.

Mais comment briser ce système, justement ? Le pacte national est un pacte entre communautés constituées, pas entre individus, ces derniers n’ayant pas droit de cité, et la citoyenneté est, dès lors, empêchée… 

Le paradoxe, dans cette situation, c’est que les non-communautaires dans toutes les communautés du Liban, sont beaucoup plus nombreux et importants que les communautaires, sauf qu’ils n’ont aucun moyen d’expression. Si aujourd’hui je refuse cette logique communautaire, je n’ai pas un endroit où aller. C’est d’ailleurs là le drame du 14 Mars. Il aurait dû constituer ce lieu, et il ne l’a pas fait. La situation dans laquelle nous sommes est très paradoxale. Il faut procéder à une nouvelle division entre ceux qui ont tiré les leçons de la guerre et ceux qui ne l’ont pas fait. Les premiers doivent travailler ensemble face aux seconds. Une telle division remplacerait la division communautaire – chrétiens/musulmans, sunnites/chiites, etc. Là, nous avons besoin de créer un regroupement qui dépasse les divisions communautaires, sur base de ceux qui assument leur individualité, face à ceux qui restent prisonniers de l’identitaire. Or les « individus » sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine, mais n’ont aucune possibilité de s’exprimer et ne sont pas présents sur la scène politique. En 2005, Samir Kassir avait eu l’idée, pour les élections, de dire : « Constituons un groupe de gens respectés, et que chacun, dans chaque région, appuie les gens qui leur ressemblent. » 

Mais les « sages » sont-ils encore écoutés ? L’alternative à l’identitaire n’est-elle pas rendue de plus en plus difficile à voir les développements dans le monde aujourd’hui ? 

Nous avons cette expérience du vivre-ensemble, mais nous n’en avons jamais mesuré l’importance. C’est là où je dis que tout ce courant qui refuse la violence a entre les mains à la fois les arguments et les instruments, mais ne sait pas les utiliser. Dans notre rapport avec l’extérieur, nous pouvons dire au monde arabe et aux Européens que nous sommes le seul pays au monde où chrétiens et musulmans se partagent le même pouvoir. Nous sommes aussi le seul pays dans le monde musulman où sunnites et chiites se partagent le même pouvoir. Cette expérience mériterait d’être généralisée. Que se passe-t-il en Europe ? Le problème, c’est comment gérer une diversité, qui n’est pas certainement imposée par l’arrivée des réfugiés…

Comment vous définissez votre volonté de rester à l’Ouest en tant que chrétien durant la guerre, en dépit des lignes de démarcation confessionnelles et de la ghettoïsation progressive ?

À la base, toute ma démarche a été de refuser tous les ghettos, à commencer par celui des familles, à Zghorta. J’avais lancé, à la fin des années 60, un grand mouvement de contestation de ces ghettos, et cela avait probablement été le premier regroupement extrafamilial. Historiquement, je n’ai jamais été classé comme représentant d’un clan ou d’une communauté. Du reste, mes amitiés ont toujours été pluricommunautaires et je n’entendais pas m’en couper.

À quoi faites-vous remonter ce climat de révolte intérieur contre l’establishment ?

Je n’ai jamais aimé toutes les formes d’autorité fondées sur un rejet de l’autre. Quand j’ai été étudier à Paris, c’était mai 68, le monde était ailleurs que dans ce jeu qui, à l’époque, me semblait d’ailleurs tout à fait hors du temps. À mon retour au Liban, j’ai pris part au mouvement de gauche. 

Ce rejet de toute forme d’autorité traditionnelle est aussi ce qui vous a empêché de jouer un rôle de leader d’un camp constitué au sens classique, traditionnel du terme ?

Oui. Je ne me retrouvais pas dans ce rôle. Ma seule expérience de politique traditionnelle se situe dans la foulée du 14 mars 2005, lorsque je me suis présenté aux élections – et je ne considère pas que ça a été ma meilleure expérience…

Y a-t-il des modèles particuliers qui ont fait que vous ayez été vers cette typologie précise de rapports avec le pouvoir ?

Mes modèles sont en marge de la politique : Martin Luther King, Nelson Mandela… Ils ne sauraient être classés dans cette catégorie. Or ce sont ceux-là qui me poussent à réfléchir.

La réflexion a-t-elle souvent bloqué chez vous l’action politique ?

L’action politique traditionnelle, oui. Mais cela m’a poussé à réfléchir à des moyens d’action politique différents et qui ne se situent pas dans une relation de pouvoir. 

Comment répondriez-vous à quelqu’un qui vous dirait qu’à un moment donné, il faut s’inscrire dans une dynamique politique concrète afin de pouvoir mettre en application ses projets ?

Le Congrès permanent du dialogue libanais, fondé après la guerre, était une initiative concrète très claire. Le Rassemblement de Kornet Chehwane aussi. Le problème n’est pas avec l’action concrète, mais avec une forme d’action qui soit liée uniquement à la question de la conquête du pouvoir. Cette forme d’exercer la politique ne m’intéresse pas, même si je comprends très bien les hommes politiques qui en font. Quand il y a un projet, une initiative, je m’adresse à eux. Il n’y a pas de coupure ou de rejet viscéral. Comme par exemple : au Congrès, nous avons beaucoup travaillé sur la réconciliation. 6 ou 7 ans plus tard, c’est la visite du patriarche Sfeir au Chouf et la réconciliation de la Montagne qui a concrétisé ce travail. 

Vous ne regrettez pas que toute une portée – philosophique ou anthropologique – de l’accord de Taëf, liée au Pacte national et au vivre-ensemble, ait été escamotée dans la pratique ? Est-ce que le Congrès permanent du dialogue libanais n’a pas été une réaction très précoce à cette volonté d’éclipser toute cette dimension du travail de mémoire et de réconciliation ?

Après 1943, un Cénacle libanais s’est constitué pour expliquer la portée du pacte national et à mettre les gens ensemble. Il n’y a rien eu de semblable après l’accord de Taëf. De plus, l’accord a été pris en charge, après l’éviction du général Aoun, par la Syrie, qui en a fait une lecture visant à maintenir l’état de guerre entre les communautés. À cela, il faut ajouter que les gens à l’époque issus de la classe politique n’avaient pas une vision claire du concept du vivre-ensemble. C’est d’ailleurs le cas jusqu’à présent. Ils continuent de considérer que le vivre-ensemble, c’est la coexistence communautaire, sans comprendre que c’est en fait quelque chose de tout à fait différent, et que ce pays est maintenant, et avec tout ce qui se passe dans le monde, un exemple à donner – non pas aux pays arabes, mais à l’Europe. Le pire est qu’au sein de la classe politique, chaque quelque temps, certains, pour améliorer leur position, affirment qu’il faut un nouveau pacte national, sans comprendre que celui-là a coûté 150 000 morts. Le drame, c’est qu’au lieu que l’accord de Taëf mette un point final à la guerre, il est utilisé pour maintenir cet état de tension. L’autre point très important, c’est qu’il n’y a pas eu un travail de mémoire. De 1989 à nos jours, il y a eu des initiatives au niveau de la société civile, et, à mon avis, pas suffisamment importantes.

Comment ceux qui veulent vraiment tourner la page de la guerre pour provoquer un changement peuvent-ils influer sur ce « temps politicien » ?

Il y a une phrase essentielle qui a été prononcée par Jean-Paul II lors de sa visite ici en 1996 : « L’Église a vu ses enfants tués, tuant et s’entretuant. » Ils sont donc à la fois bourreaux et victimes. À partir de cette logique, il n’y a pas un camp « propre » et un autre « assassin ». Au Congrès permanent, nous avons mis ensemble des gens qui avaient combattu à Tripoli, islamistes, avec des ex-Forces libanaises, des indépendants… Ce qui m’avait sidéré, c’est la facilité avec laquelle le contact avait été établi. De cette expérience, ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’après le Rassemblement de Kornet Chehwane, alors que nous avions gelé nos activités, nous nous étions retrouvés en contact sans aucun problème à cause de cette dimension morale qui nous unissait. Si nous partons du principe que nous sommes tous coupables, il revient à chacun de faire son bilan et de réfléchir, d’avoir le courage de dire que nous sommes tous responsables. À ceux qui me disaient à l’époque qu’ils n’avaient pas pris part à la guerre, je répondais : « Oui, mais vous êtes complices de non-assistance à société en danger. » 
 
Finalement, dans le conflit, il n’y a donc d’égalité que dans la culpabilité…

Que dans la responsabilité, oui. Nous avons tous, à un moment, justifié la violence qui s’est déroulée, en rejetant par exemple la responsabilité de son début sur l’autre, etc. L’idée du Congrès permanent du dialogue était d’inciter les gens à réfléchir sur une sortie de crise. C’est lorsqu’ils se mettaient d’accord ensemble contre un avis exprimé par moi qu’ils ont commencé, quand bien même ils venaient de camps adverses, à interagir. Il n’y avait plus de barrières. C’est cette démarche qui a conduit à nouer des relations extraordinaires entre eux.

Il y avait donc une part de provocation…

De ma part, certainement. La provocation était nécessaire pour secouer chacun d’eux. C’était une expérience étonnante, avec des gens en provenance d’horizons très différents. 

Le Hezbollah faisait-il partie de cette expérience ?

Non, mais nous avons fait partie d’un comité de dialogue en 2001, créé à l’initiative de Tarek Mitri. Il comprenait, outre le Hezbollah, le mouvement Amal, la Jamaʿa islamiya et Kornet Chehwane. Il a perduré jusqu’en 2005 et a été l’occasion d’échanges fructueux. 

Dans quelle mesure la violence au Liban a-t-elle été annonciatrice des formes de violence dont nous avons été témoins par la suite dans le monde, jusqu’aujourd’hui même ? 

À la fin de son ouvrage Le Tourment de la guerre, Jean-Claude Guillebaud parle des faiseurs de la paix : il cite Tolstoï, Gandhi, Dunant… Mais il ajoute : « Les faiseurs de paix sont partout », et cite des passages de l’Appel de Beyrouth que nous avions lancé en 2004, en disant que cet Appel n’est pas un acte de contrition. S’il n’y avait pas ce travail fait en 2004, 2005 n’aurait pas été ce qu’il a été. Nous aurions eu l’assassinat de Rafic Hariri, suivi de quelques manifestations – et c’est tout. Ceux qui l’ont assassiné avaient d’ailleurs fait ce compte-là. Ce travail a produit ses fruits. Ce qu’il y a de fabuleux dans ce jour du 14 mars 2005, c’est cette réconciliation spontanée des Libanais, lorsque chrétiens et musulmans sont descendus dans la rue sans aucun compte communautaire. D’ailleurs, l’image de la sépulture de Hariri, où les gens priaient sans aucune considération d’ordre communautaire, illustrait bien ce moment. 

Mais qu’est-ce qui a manqué pour que cet instant puisse effectivement marquer un tournant ? 

Pour être honnête : nous n’étions pas préparés. Tout le monde a été pris de court par l’ampleur du phénomène. Avant, la dynamique du Bristol avait été le fait de partisans et d’indépendants, qui se réunissaient. Nous étions entrés dans une autre dimension que personne ne pouvait mesurer. Le pouvoir de l’époque a profité de cette absence d’initiative : quelques semaines après, nous avons été confrontés au début de la vague d’attentats, avant de sombrer nous-mêmes dans les enjeux de pouvoir avec les élections législatives. Le momentum a été brisé. Je me souviens que Samir Kassir avait alors écrit son fameux article « Intifada dans l’intifada ». Je ne suis pas en faveur de faire assumer la responsabilité aux seuls partis politiques. Nous sommes tous responsables de ce qui s’est produit.

Est-ce que, onze ans plus tard, il n’y a pas plus grave, avec l’effilochement des acquis du 14 mars 2005 à plusieurs niveaux, et le retour très fort de la violence entre les alliés d’hier, qui sont pourtant censés avoir procédé ensemble à un travail pour dépasser les vieilles tensions d’antan, le retour aux crispations communautaires… ? 

Il y a plus important que la crise du 14 Mars à ce niveau : un effondrement généralisé de notre système de valeurs. Les Libanais ne parlent plus de politique, mais de morale. La crise des déchets est emblématique à cet égard. Les gens commencent à découvrir que la politique, qui est en tout cas bloquée, n’est plus le moyen de sortir de la crise – et qu’il faut pallier l’absence de mécanismes politiques en créant de nouveaux réseaux de solidarité.

Ne peut-on pas considérer que le phénomène de la mondialisation a aussi mondialisé la crise du vivre-ensemble que nous avions vécue au Liban, et en a fait une question existentielle partout ? Une crise qui intervient à un moment où se déroule le plus gros transfert de population depuis la Seconde Guerre mondiale, avec la crise syrienne, et son lot de conséquences divers ?

Toute la crise actuelle porte sur la reconnaissance ou la non-reconnaissance de la diversité. Il y a des gens qui s’imaginent encore pouvoir vivre dans ce monde mondialisé comme Israël avec les Palestiniens, dans un système d’apartheid. Nous sommes arrivés aussi à un moment crucial dans l’évolution du capitalisme. Jamais nous n’avons assisté à une telle montée des inégalités. Il n’y a plus rien pour tempérer. C’est la thèse du Prix Nobel d’économie Stiglitz, ou encore celle de Piketty. Les chiffres sont hallucinants. À cause de cette crise, dans chaque métropole occidentale, il y a désormais une possibilité de guerre civile, indépendamment du problème de l’islam ou autre. Il y a donc un problème au niveau de la diversité, aggravé par cette division sociale, où des gens qui n’ont plus la possibilité de se projeter dans l’avenir, se projettent dans le passé. Le Liban est le pays qui a connu la plus grande guerre civile du XXe siècle. Elle ne s’est pas terminée par une partition, mais par une décision de revivre ensemble. C’est là que le Liban a quelque chose à donner. Mais ce qui me frappe énormément, c’est que nous sommes devenus provinciaux. Tout ce qui dépasse les limites de notre province ne nous concerne plus. Il y a eu une série d’indications que nous n’avons pas relevées : la déclaration de Marrakech, très importante, qui concerne l’avenir de cette diversité dans le monde musulman, et qui n’a fait l’objet d’aucun commentaire. La seconde a été le mouvement civil en Irak, qui était fabuleux, parce que ressemblant à ce qui s’est produit au Liban : un groupe de jeunes lançant des idées nouvelles et agissant, qui plus est dans un pays en pleine guerre… Ou encore l’initiative émiratie et ses huit femmes ministres… 

N’est-ce pas en raison d’une sunnitophobie galopante que le monde ne veut voir que Daech et les jihadistes partout, sans remarquer les initiatives de progrès ?

Certes, les partis politiques de droite et d’extrême-droite n’ont intérêt qu’à voir cela. Mais je pense que l’opinion publique et les forces modérées doivent mettre en valeur cette dimension. Déjà, il est impossible d’affronter l’extrémisme chacun seul à partir de son camp, parce que les extrémismes se nourrissent et se renforcent mutuellement, même quand ils n’ont aucune relation les uns avec les autres.

Qu’est-ce qui manque pour combler cette absence de solidarité internationale ?
 
Cette violence est d’un type tout à fait nouveau. Les barrages habituels, comme la distance, ne fonctionnent pas. Daech devient facteur politique en Europe. Il y a une nouvelle violence qui est l’expression d’une crise multisectorielle. Le printemps arabe a mis en évidence une dimension totalement occultée dans le monde arabe : la diversité. Après 2011, cette extraordinaire diversité à tous les niveaux se résumait à un homme, une famille, une formule : la Syrie d’Assad. Un autre facteur est la découverte de l’individu dans le monde arabe. L’histoire fabuleuse de Bouazizi en Tunisie en est un exemple. Cela est nouveau : il n’y avait pas d’individus avant, que des peuples, des partis, des clans ou des communautés. Nous pensions que le Liban était une exception avec sa diversité religieuse, un cas unique. Nous avons découvert que ce n’était pas du tout le cas. Ce sont ces éléments qui ont retardé une action. Aujourd’hui cette action est déterminante pour notre avenir. Le mot d’ordre devrait être : « Modérés du monde entier, unissez-vous. » Au Liban, d’abord au sein de leur propre communauté ; ensuite entre communautés, puis au niveau du monde arabe, et entre le monde arabe, l’Europe et le reste du monde. 

Ne sommes-nous pas dans une fin de cycle concernant la mondialisation, avec l’éclosion de petits monstres au sein d’un système en crise, malade ? Sommes-nous dans une fin de culture ?

Nous sommes dans la situation où il y a un monde qui est en train de finir. Comme dit Gramsci, le nouveau monde a de la peine à émerger. Dans ce phénomène de transition, il y a un retour en arrière à tous les niveaux, qui est normal, avec des réactions identitaires : le retour au Califat, à l’an 70 en Israël, la Sainte-Russie, l’Empire ottoman, la Perse. Comme l’avenir paraît difficile, on se rattache à ce que l’on a connu, la splendeur d’antan, à ce qui semble nous rendre supérieur, et nous rassure partant. Ne pouvant plus se projeter dans l’avenir, on recherche à se cloîtrer dans sa comfort zone. Face à la fin de l’humanité, qui est désormais envisagée avec la crise du réchauffement climatique par exemple, l’avenir de l’humanité dépendra dans une large mesure de la capacité des gens à se solidariser entre eux et à faire preuve d’empathie.



 
 
© L'Orient-Le Jour
« Pour arrêter la violence, la décision doit être prise par les deux protagonistes. Elle ne peut être arrêtée d'un côté. » « Longtemps, le mot " paix " était considéré comme péjoratif au Liban, alors que la violence avait toujours trouvé des gens pour la justifier. » « Les Libanais ne parlent plus de politique, mais de morale. La crise des déchets est emblématique à cet égard. » « Le mot d’ordre devrait être : "Modérés du monde entier, unissez-vous." » « L'avenir de l'humanité dépendra dans une large mesure de la capacité des gens à faire preuve d'empathie. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166