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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Omar Robert Hamilton : le roman vrai de la révolution égyptienne


Par Georgia Makhlouf
2018 - 04
Omar Robert Hamilton est le fils de l’intellectuelle, écrivaine et activiste égyptienne Ahdaf Soueif et du poète britannique Ian Hamilton, décédé en 2001 et qui fut également critique littéraire, biographe et éditeur. Cinéaste maintes fois récompensé, contributeur à différents médias dont le Gardian, le London Review of Books, Mada Masr et Guernica, il est co-fondateur du Palfest, le Festival palestinien de littérature, et de Mosireen, media collectif égyptien créé dans la mouvance de la révolution de 2011. Il vient de publier son premier roman, salué par l’écrivain J.M.Coetzee et par une presse anglo-saxonne unanime et traduit en français chez Gallimard sous le titre La Ville gagne toujours. 

Le printemps arabe, Omar Robert Hamilton l’a vécu au plus près. Le 29 janvier 2011, alors que les contestataires égyptiens occupent la place Tahrir et réclament la chute du régime de Moubarak, Hamilton gagne le Caire dans un avion à moitié vide, et qui manque de faire demi-tour vers Athènes tant la situation paraît confuse. Il sera donc au cœur des événements, à la fois activiste et témoin privilégié, au sein du collectif Mosireen qui a pour but de documenter la révolution, d’informer le monde sur la situation égyptienne – manifestations, mouvements de lutte, viols et exactions policières – et de rendre hommage aux victimes des violences. C’est cette matière qui va également inspirer son roman, un roman fiévreux et énergique qui impressionne par sa maîtrise alors qu’il s’agit d’une première œuvre. Les critiques ne s’y trompent pas et la presse anglo-saxonne salue La Ville gagne toujours, son audace et son engagement.

Le livre brosse d’émouvants portraits de ces jeunes Égyptiens engagés pour défendre leurs convictions et leurs libertés et qui se nomment Mariam, Khalil, Hafez ou Rosa. Leur ferveur s'illustre au chevet des blessés, au seuil des prisons où ils travaillent à la libération des détenus, auprès des familles éplorées, dans les commissariats où des policiers cyniques délivrent au compte-gouttes des informations vitales. La première partie du roman suit pas à pas les journées de la révolution, elle est haletante, elle se lit d’une traite, comme un thriller. Dans la deuxième partie, les Frères musulmans ont pris le pouvoir, le souffle est retombé, mais pas l’énergie du mouvement qui cherche à garder vive la flamme des combats. C’est la troisième partie qui est la plus noire et la plus chargée d’émotions ; la tristesse affleure et l’écriture ouvre les vannes. C’est dans cette partie, écrite en premier, nous confiera Hamilton, que sa plume s’affranchit le plus des contraintes du récit et de l’engagement à témoigner pour se faire bouleversante. « Je ne vous connaissais pas, mais je sais que nous avons travaillé ensemble, que nous nous sommes battus ensemble, nuit après nuit, régime après régime. Nous nous sommes battus ensemble, nous avons perdu ensemble. Et chacun meurt seul. » « Leur triomphe, c’est la défaite de l’imagination. Il ne peut rien y avoir de neuf », déplore-t-il plus loin. Pourtant le roman s’achève sur un espoir, mince mais réel, puisque Khalil, le personnage principal et double de l’auteur, est revenu au Caire et y a accepté une mission.

Quelle relation entretenez-vous avec L’Égypte, alors que votre mère est égyptienne mais que vous avez grandi à l’étranger ? 

Oui, en effet, j’ai grandi à Londres. Comme toutes les familles de la diaspora, nous passions l’été en Égypte et j’y retrouvais mes cousins et une bande d’amis. C’est à l’âge de dix-huit ans que j’ai, pour la première fois, fait un plus long séjour en Égypte et hors du cadre familial puisque j’y ai passé quatre mois pour apprendre l’arabe. Plus tard et surtout à partir de 2008, alors que j’étais devenu cinéaste, j’ai développé un réseau d’amitiés et de contacts liés au milieu du cinéma indépendant, et ce dans le cadre d’une compagnie de production qui aidait de jeunes cinéastes à réaliser leurs projets. À partir de ce premier noyau, j’ai élargi les cercles de mes relations et je connais à présent énormément de monde. C’est pourquoi lorsque la révolution s’est mise en marche, j’ai éprouvé le besoin impérieux d’aller sur place. J’ai pris l’avion le 29 janvier 2011, avion qui a failli faire demi-tour mais qui a finalement atterri au Caire.

Quand et pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre ? Le projet de départ était-il de faire un film ? 

C’était un an après le coup d’État de l’armée, durant l’été 2014. La période était très difficile, tout le monde était très démoralisé, des arrestations massives avaient lieu, et le sentiment général était celui d’une grande détresse et d’une paralysie. Je me trouvais à New York ; j’ai éprouvé le besoin de m’isoler et j’ai commencé à écrire, avec l’idée première, il est vrai, de faire un film. J’avais pris pas mal de notes sur place, évidemment. Je ne savais pas trop vers quoi j’allais mais j’écrivais. Au bout de quelques semaines, il m’est apparu avec clarté que ce que je faisais prenait la forme d’un livre et non d’un film.

Est-ce donc à dessein que le livre est construit de façon très cinématographique, avec des effets de montage et des changements de focalisation comme lorsqu’on filme la même scène avec plusieurs caméras ? 

J’ai fait beaucoup de choses à dessein, mais je n’avais pas l’idée de transposer dans l’écriture des procédés cinématographiques. Je dirais même que bien au contraire, je me suis senti libéré de la contrainte de puiser dans le réel mes contenus, et de m’appuyer sur des images prélevées sur mes rushes ou dans mes notes. L’écriture m’a apporté une liberté nouvelle que je ne m’étais pas autorisée auparavant dans l’écriture cinématographique. C’était assez exaltant. En même temps, je m’appuyais quand même sur ma mémoire pour écrire, et ma mémoire était pleine de tout ce que j’avais vu, vécu, filmé. Si je n’ai aucune mémoire des odeurs, ma mémoire visuelle est très précise et elle me restitue des scènes, des mouvements, des gestes avec acuité. 

Vous avez donc écrit alors que vous étiez dans une distance à la fois géographique et temporelle par rapport aux événements ? 

Disons que le livre a été écrit durant deux années pendant lesquelles je me déplaçais beaucoup entre le Caire et New York. C’est au Caire que j’ai travaillé sur les événements eux-mêmes, le rendu de leur déroulement, leur énergie, leurs pulsations. C’est aussi au Caire que j’ai écrit les passages les plus sombres ou les plus personnels. New York m’apportait la distance nécessaire, c’est-à-dire la capacité de mettre les choses en perspective, de penser en termes de structure, d’organisation, de forme. 

Dans la mesure où votre sujet est la révolution égyptienne, l’exaltation et l’espoir qui l’ont accompagnée, n’était-il pas difficile de maintenir la tension narrative alors que la fin du roman était en quelque sorte déjà connue ? 

Je me souviens avoir beaucoup pensé à cette question pendant que j’écrivais. Mais plus j’avançais, plus je réalisais que mon enjeu n’était pas celui du suspense propre au polar par exemple. Je me suis progressivement libéré de l’obligation de construire une intrigue romanesque parce qu’il est devenu très clair pour moi que la valeur de ce texte tenait dans sa signification historique, dans la responsabilité qui était la mienne de restituer les événements dans leur vérité historique. L’information que je détenais était importante en elle-même, elle valait par ses dimensions techniques, émotionnelles, politiques. Je n’avais pas à me préoccuper d’un « message » à transmettre ; il me fallait surtout restituer l’atmosphère, la psychologie collective de ce moment-clé de l’histoire de l’Égypte. Je dirais pour résumer que ma responsabilité consistait à rendre compréhensibles des réalités extrêmement complexes, à raconter des histoires certes, mais sans rien sacrifier à la complexité.

À quel lecteur vouliez-vous vous adresser en priorité : le lecteur occidental ou le lecteur égyptien ?

Je me suis représenté la question du lecteur à partir de trois cercles concentriques : le premier cercle rassemble les acteurs de la révolution ; le deuxième est celui des lecteurs arabes et égyptiens ; le troisième cercle renvoie aux autres lecteurs, où qu’ils soient dans le monde. Mon objectif était que les lecteurs du premier cercle trouvent mon livre non seulement précis, véridique, fidèle à la réalité mais également intéressant, impliquant, engageant. Je me disais que si cet objectif-là était atteint, alors les lecteurs des deux autres cercles y trouveraient leur compte aussi. Mais bien évidemment, il y aura des lecteurs qui ne comprendront rien à ce roman ; il sera sans doute difficilement compréhensible par ceux qui n’ont pas du tout suivi ces événements.

Les personnages féminins du roman sont particulièrement admirables. Aviez-vous le projet de mettre l’accent sur le rôle spécifique des femmes égyptiennes dans le mouvement révolutionnaire ?

Les personnages du roman reflètent fidèlement les femmes qui m’entourent, celles de ma famille, de mon milieu professionnel ou de mes cercles d’amis. Elles sont effectivement admirables, et il y a eu durant ces mois-là une véritable révolution féministe, une volonté de renversement de la société patriarcale dominante, qui est la forme la plus persistante de toutes les formes de domination. Ces femmes étaient exceptionnelles parce que l’intensité de la domination masculine est telle dans la société égyptienne qu’il faut énormément de courage et d’engagement pour y faire face. Et je dirais qu’à l’heure actuelle, 90% des personnes encore engagées dans le mouvement révolutionnaire sont des femmes.

Votre titre peut être compris de deux façons quasiment contraires. Comment faut-il le lire ?

Oui, en effet, il peut être compris comme signifiant que la ville du Caire, monstrueuse, asphyxiante, chaotique, gangrénée par la corruption, a remporté la victoire, a tué la révolution. Donc comme un titre pessimiste. Ou comme disant exactement le contraire, que sa résilience, sa résistance à toutes les formes de mise sous tutelle est porteuse d’espoir. C’était cela mon intention : avoir un titre ambigu, susceptible d’interprétations divergentes, qui fonctionnerait comme un test de Rorschach et que chacun comprendrait différemment selon son état d’esprit.




La Ville gagne toujours de Robert Omar Hamilton, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sarah Gurcel, Gallimard, 2017, 352 p.
 
 
D.R.
« Aujourd'hui, 90% des personnes encore engagées dans le mouvement révolutionnaire sont des femmes. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166