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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien



Par Charif Majdalani
2020 - 02

Depuis des décennies, Vénus Khoury-Ghata ne cesse, de livre en livre, de construire une œuvre prolifique, monumentale, dans laquelle une grande part est autobiographique, soit de manière clairement revendiquée, soit à travers le filtre de la fiction ou du dispositif poétique. Les lecteurs fidèles de Khoury-Ghata sont familiers depuis longtemps de la terrible existence de son frère, de la dureté de son père, de la figure de son deuxième mari, chercheur mort trop tôt, et de sa vie de jeune épouse abandonnée à elle-même dans ce qui devait être le bel exil parisien. Même dans les textes qui semblent nettement plus romanesques et où la fiction paraît jouer un plus grand rôle, on devine les dessous d’une histoire personnelle, comme par exemple à travers l’intriguant épisode mexicain de la vie de l’auteure. Certes, tous les écrivains nourrissent leur travail à partir de leur être et de leur expérience du monde, jusqu’à en faire la matière déclarée de leurs livres. Mais rares sont ceux chez qui les jeux du chat et de la souris entre réalité et fiction ont été si forts, et chez qui simultanément la vie et l’œuvre se seront aussi voracement entredévorées.

Tout cela, on en a la confirmation éclatante grâce aux entretiens de Vénus Khoury-Ghata avec Caroline Boidé, publiés récemment par les éditions Écriture dans un ouvrage composé également de divers textes de Khoury-Ghata (et de Caroline Boidé), parmi lesquels on peut retrouver l’hommage posthume de l’écrivaine à sa sœur, la romancière May Menassa, hommage publié à l’origine dans L’Orient littéraire.

En douze chapitres de questions-réponses, Vénus Khoury-Ghata raconte sa vie de manière quasi chronologique, sans s’empêcher néanmoins de se livrer à des digressions ou à brouiller parfois les cartes en anticipant les questions et en devançant le propos. On la retrouve parlant de son enfance et des rares souvenirs d’une maison presque bucolique dans un Baabda encore agraire, avant de la suivre avec sa famille à Beyrouth, dans ce quartier relativement populaire immortalisé par nombre de ses ouvrages. Elle revient sur le martyre de son frère, sur la figure difficile de son père et sur celle, résignée, de sa mère. Suivent l’épisode du mariage avec un très riche entrepreneur qui la sort de sa condition, sa rencontre avec l’homme de sa vie, Jean Ghata, qui l’emmène à Paris, puis son existence de veuve abandonnée avec une petite fille et enfin sa carrière d’écrivain, sur laquelle elle revient pour démentir sa réputation de femme fatale, de muse et d’égérie, revendiquant, comme elle le fait toujours drôlement dans ses livres, une existence partagée entre l’écriture et la cuisine, entre la poésie et les pots de confiture – confiture et cuisine dont bénéficièrent néanmoins bien des célébrités que Khoury-Ghata évoque aussi, d’Alain Bosquet à René de Obaldia en passant par le peintre Roberto Matta.

Beaucoup de ces histoires, on les connaît par les ouvrages de Vénus Khoury-Ghata. D’autres sont neuves et inédites. Mais on prend à leur évocation tout le long de ces entretiens le même plaisir que celui que l’on a en lisant les romans ou la poésie de l’auteure, parce que, même en se racontant à bâton rompu, en bavardant presque, Vénus Khoury-Ghata a le don de transformer en littérature la matière la plus élémentaire, d’en faire quelque chose de romanesque, tantôt épique, tantôt dramatique et burlesque, comme lorsqu’elle raconte les origines incroyables et les tribulations de Jean Ghata et de son père, ou quand elle évoque cette image de son premier époux s’emportant, à la manière du célèbre empereur perse, contre la mer qui lui a pris ses bulldozers lors d’une tempête (…et qui les lui rend?!). Et puis ces entretiens sont aussi l’occasion de confidences sur son travail d’écrivain, sur la genèse de certains de ses personnages, sur la solitude qu’a créée l’écriture chez elle, son incapacité à faire autre chose que de transformer la vie en mots, et en livres, et à vivre davantage avec les êtres créés de toutes pièces, même à partir du réel, que dans le réel lui-même. 

 
 
Ton chant est plus long que ton souffle de Vénus Khoury-Ghata (Entretiens avec Caroline Boidé), Écriture, 2019, 168 p.


 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166