Opinion
Partant d'une fable qui traite de certains instruments du despotisme,
Ziad Majed - qui dédie ce texte à Samir Kassir - déconstruit les
principes de la tyrannie. Une déconstruction qui a commencé en Tunisie
et en Égypte.
Par Ziad MAJED
2011 - 03
Dans une de ses nouvelles, Les tigres au dixième jour, l’écrivain syrien
Zakaria Tamer raconte comment un dompteur est parvenu, en présence de
ses élèves, à dompter un tigre fier en dix jours. Le premier jour, il
l’affame. Le deuxième jour, il le force à imiter les cris des animaux
domestiques avant de lui donner à manger. Le troisième jour, il l’oblige
à écouter ses discours et à l’applaudir même s’il n’en comprend rien…
Au neuvième jour, le dompteur lui apporte une botte d’herbe. Alors, le
tigre dit?: «?Qu’est-ce que tu m’apportes??! Je suis carnivore?!?» Le
dompteur répond?: «?À partir d’aujourd’hui, tu ne mangeras que de
l’herbe.?» Le tigre sur le point de mourir de faim essaie d’en manger.
Rebuté par son goût, il s’en éloigne dégoûté. Il revient tout de même
peu après pour réessayer de manger, et s’habitue peu à peu à son goût.
Au dixième jour, le dompteur disparaît, ses élèves, le tigre et la cage
aussi. Le tigre se transforma alors en citoyen et la cage en ville.
Le résumé de la nouvelle en dit long sur une certaine condition
politique dans la plupart des pays du monde arabe. Une condition qui est
le fruit de décennies de despotisme.
Le despotisme, ses alliances et ses politiques
Le domptage de la vie publique – en tant que participation politique,
activité sociale et pratique citoyenne – s’explique probablement par le
succès progressif du régime despotique et de ses appareils sécuritaires à
confisquer l’espace public et les lieux d’expression et de
rassemblement à travers l’oppression, l’assimilation ou l’exil forcé. En
s’accaparant des espaces où peut débuter l’action politique, les
syndicats, les partis et les journaux et en assaillant les juristes, les
intellectuels et toutes les forces de la société civile, le despotisme
arabe a poussé le concept du pouvoir comme «?action sur l’action?» à ses
extrêmes pour finalement s’emparer de tout poste décisif, où les
politiques se font et s’exercent, à savoir «?au cœur des villes?». C’est
pourquoi il n’était pas très surprenant de voir dans le comportement
des despotes un esprit de vengeance de la «?cité?» et de ses libertés,
et une volonté de renverser l’ordre social en lui imposant
des «?nouvelles classes?» dont les membres se sont enrichis par le
clientélisme, les contrats, les pots-de-vin et les trafics couverts par
les officiers ou les «?notables?» des pouvoirs en place.
Pourquoi la résistance à ces comportements ne s’est-elle pas imposée
pendant des années?? Serait-il pertinent de considérer le poids de la
dualité entre le «?politique-militaire?» d’un côté et le
«?social-économique?» de l’autre pour expliquer le déclin de cette
résistance?? Pouvons-nous recourir à la conclusion précisant que dans
les régimes despotiques militaires, la bureaucratie, la tyrannie et
la «?ruralisation des villes?» assassinent toute résistance
démocratique?? Certes, mais cela reste vraisemblablement insuffisant
pour interpréter les causes, au sein des sociétés arabes, de ce qui
ressemblait à un abandon du politique des décennies durant.
La culture du despotisme, ses outils et leurs répercussions sur la société
Ce que les régimes despotiques ont établi, c’est aussi le mélange de
personnification qui entoure tout achèvement (et qui transforme la
régression en progrès) d’une part, et d’institutionnalisation des
instruments d’oppression et de censure qui gèrent la vie quotidienne des
citoyens d’autre part. À travers ce mélange, les régimes ont créé deux
niveaux pour traiter avec la société, dans le discours et l’action. Le
premier niveau est concret, le second est symbolique et abstrait. À ces
deux niveaux, les régimes ont également adapté deux modes de
commandement analysés par Max Weber, l’organisation et le charisme.
En ce qui concerne l’organisation, les despotes ont établi des appareils
et des centres de pouvoir qui sont directement sous leurs ordres, par
le biais de fidèles qui y sont implantés (et qui souvent ne sont pas en
bons termes entre eux). Ainsi, les services de renseignements rivaux se
sont multipliés et ont infiltré toutes les organisations des sociétés.
Chaque service surveille les autres. Leur violence se manifeste par le
fait qu’ils envahissent la vie privée des citoyens, leur interdisant de
se mêler à la vie publique, les emprisonnant ou même les éliminant quand
cela est nécessaire.
Les despotes arabes ont souvent adopté l’image des «?princes
guerriers?», n’hésitant pas à verser du sang pour encourager leurs
soldats et les débarrasser de leurs peurs. Ainsi, ce qu’Ernesto Laclau
appelle «?la formation de l’identité politique à travers la violence?»
est devenue une des caractéristiques des régimes. L’atmosphère de peur
et de tyrannie qu’ils créent a réussi avec le temps à transformer la
violence en une violence symbolique, car il suffit que les gens aient
peur les uns des autres, qu’ils s’observent et qu’ils taisent leurs
opinions pour que tous les services de renseignements soient confiants
de l’étendue de leur pouvoir sans recours nécessaire à la brutalité.
Parallèlement aux appareils sécuritaires, aux milieux d’affaires
corrompus et à la terreur, certains partis au pouvoir ont constitué un
autre instrument des régimes. Ils ont pris le contrôle de la vie
publique par divers moyens, notamment à travers les organisations
populaires qui rassemblent les confédérations syndicales, de jeunes, de
femmes, de paysans (comme dans le cas baassiste), ou en assurant des
débouchés aux demandeurs d’emploi, contribuant ainsi au renforcement de
la bureaucratie fidèle au régime (dans tous les cas).
Autre instrument d’organisation supplémentaire?: les institutions de
justice, surtout les tribunaux d’exception. Ils ont permis aux régimes
de s’assurer de la gestion judiciaire des trois ressources politiques
essentielles?: la sécurité intérieure, l’armée et l’activité économique,
tout en appliquant les mesures que permettent les états d’urgence
imposés depuis de longues années.
Au niveau du charisme, de la personnification, les despotes se sont
proclamés non seulement comme leaders pour leurs sociétés, mais aussi
comme des moyens de faire accepter aux peuples ce qu’ils sont supposés
croire. En d’autres termes, en plus des titres qu’ils se sont donnés et
des titres disposés sous leurs portraits affichés dans toutes les
avenues et places, ils ont créé des vérités et forcé tout le monde à les
admettre. Ainsi, ils sont «?les leaders, les pères des nations, les
bâtisseurs de la modernité et les garants de la stabilité?»…
L’effondrement du despotisme?: vers un printemps arabe
Ce qui, il y a quelques semaines, semblait impossible s’est produit. Le
mur de la peur que le despotisme a minutieusement construit, à travers
les instruments et politiques que nous avons décrits, s’est brusquement
effondré. Il a suffi de réagir à de puissantes charges émotionnelles
libérant les gens de leur peur, d’utiliser de nouveaux atouts de
mobilisation (qui contournent les services de renseignements) et de
montrer de la détermination pour que des structures qui semblaient
tellement puissantes tombent et leurs symboles s’écroulent les uns après
les autres. La colère a éclaté et les posters géants des «?pères?»
despotes sont partis en miettes ou en fumée à Tunis comme au Caire. Le
«?meurtre du père?» s’est accompli, laissant les «?fils et filles?» sans
censure, et surtout sans autocensure. Les jeunes et moins jeunes, fiers
de découvrir leur citoyenneté, se sont précipités dans les rues pour
affronter les machines de la répression qui les avaient tant terrorisés.
Au final, les services de renseignements se sont transformés en bandes
de voyous dévoilant leur impuissance devant la reconstruction des liens
sociaux et politiques qu’ils avaient brisés. Les hommes d’affaires et
bureaucrates du régime ont pris la fuite et des despotes se sont trouvés
isolés puis déchus. Les scènes de liesse populaire sur la place Tahrir
ou dans les places tunisiennes sont l’illustration par excellence de la
dignité et de la liberté enfin retrouvées dans plusieurs «?cités?».
Un vent nouveau souffle dans la région et d’autres régimes ne sont plus à
l’abri, y compris ceux qui entretiennent les divisions verticales dans
leurs sociétés et qui essayent de jouer la carte des «?guerres
civiles?».
À la place du malheur arabe, des bourgeons commencent peu à peu à
éclore, des bourgeons pour lesquels des femmes et des hommes se sont
sacrifiés pour défendre l’espoir que leurs enfants puissent s’épanouir
un jour, ici, dans cette même région….
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