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Bande dessinée
Conte orientaliste et bonne conscience


Par Zeina BASSIL
2012 - 04
Habibi, roman graphique ambitieux et précieux, évoque un incunable par son poids et sa couverture sombre ornée de dorures. Y figurent les traits d’une jeune femme arabe et d’un enfant noir enlacés dans une ambiance qui fleure bon l’orientalisme et les contes des Mille et Une Nuits.

Suite aux attentats du 11-Septembre, l’œil de l’Occident se tourne une fois de plus vers le Moyen-Orient. La culture arabe et surtout la religion musulmane inquiètent. La fascination pour l’exotisme, la sensualité et les fantasmes qui émanent de la région virent au sentiment de terreur et d’hostilité. Peu après la tragédie, Craig Thompson, auteur américain encensé par la critique pour son fameux Blankets (Casterman), décide de contrer cette image négative de l’islam que les médias ne cessent de projeter. Il se lance dans un projet de roman graphique au long cours dont le but serait d’explorer la culture islamique et de la rendre plus familière au lecteur occidental. Dans un cadre oriental imaginaire, le conte qu’il conçoit s’infiltre dans les us et coutumes de la société arabe et relate une histoire d’amour née entre deux esclaves, Dodola et Zam.

Dodola mariée à neuf ans à un scribe quadragénaire, ouvre les yeux sur le monde de la calligraphie, du mariage et du sexe. Elle se retrouve esclave suite au meurtre mystérieux de son mari et échappe à l’emprise de ses ravisseurs avec le rejeton d’une captive africaine. Les péripéties les séparent et les conduisent dans une ville arabe fictive, Wanatolia, où la modernité s’est incrustée. Les deux héros devront faire face chacun de son côté à la fatalité qui s’abat sur eux en espérant se retrouver et se compléter.

Étalé sur 672 pages, le style graphique de Craig Thompson fascine à force de détails méticuleux. Les sept années nécessaires à la gestation de ce roman graphique lui ont permis de créer des compositions visuelles d’une perfection et d’une précision impeccables. Chaque case est construite avec des masses de noir et blanc en équilibre, offrant une harmonie qui invite le regard à parcourir la page et à s’attarder sur les détails. L’auteur use des ornements et de la calligraphie arabes dans les nombreux passages où il illustre des sourates du Coran. La minutie de son travail est d’autant plus ébahissante que l’auteur est complètement étranger à la langue du Prophète dont il ne comprend un traître mot. Certaines de ses images tentent parfois un rapprochement maladroit entre la religion chrétienne et musulmane. Sur une planche complète, Abraham appelle au bûcher ses deux fils : Ismaïl – en référence au Coran – et Isaac – en référence au livre de la Genèse –. Cette tentative de mettre en évidence la similitude entre ces deux monothéismes, comme la mise en valeur de la beauté de l’art islamique et des contes arabes, n’est pas innocente. L’intention avouée de Craig Thompson est de montrer le Moyen-Orient sous un meilleur jour, une étrange démarche pour un auteur qui n’a jamais mis les pieds dans la région et qui pourrait facilement être accusé de professer une nouvelle forme d’orientalisme.

On suivrait volontiers l’auteur dans son projet de façonner une histoire imaginaire dans un contexte oriental pour adoucir le regard sévère porté par l’Occident sur le monde arabe depuis le 11-Septembre, s’il n’était pas envahi de clichés et de platitude à certains niveaux de la narration, en particulier en ce qui concerne la représentation de la femme et de l’homme orientaux. Dodola, le personnage féminin principal, véhicule tous les stéréotypes de la femme-objet et est dessinée dans toutes les positions sensuelles et soumises possibles et imaginables. Les personnages masculins sont encore plus caricaturaux. Alors que l’auteur évoque le voyeurisme de l’homme blanc à l’égard des dessous de la société arabe, il ne réussit qu’à insister dans sa narration sur le devoir qui appelle les hommes occidentaux à sauver les femmes orientales de l’emprise sauvage de leurs mâles. On notera aussi certains dessins qui rappellent les toiles orientalistes telles que Le marché aux esclaves de Jean-Léon Gérôme ou les intérieurs de bains turcs et les harems célébrés par Eugène Delacroix.

Habibi est sans aucun doute le roman graphique dont tout le monde parle aujourd’hui. Si la virtuosité de l’auteur est évidente, l’ouvrage, largement plébiscité par le public, sort pourtant bredouille du festival d’Angoulême. Rapproché souvent des grands maîtres du genre comme Will Eisner, Craig Thompson aime travailler les scénarios délicats qui traitent des tabous sociaux. Son conte de fées oriental, qui mêle religion, sacré et la culture populaire des comics, prend le risque de laisser le lecteur sur un sentiment d’étourdissement, mais réussit toutefois, par sa virtuosité graphique, à procurer un plaisir continu que l’on ressent tout au long de cette épopée presque infinie.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Habibi de Craig Thompson, collection Écritures, Casterman, 672 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166