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Bande dessinée
Éternel jeu de bras de fer
L’historien Jean-Pierre Filiu et le dessinateur David B. ont allié leurs talents respectifs pour mettre en lumière la relation compliquée et conflictuelle entre le Moyen-Orient et les États-Unis dans une trilogie haletante et onirique.



Par Zeina BASSIL
2012 - 08
Les meilleurs ennemis s’ouvre sur une légende orientale célèbre : celle de Gilgamesh souhaitant se débarrasser du démon Humbaba et occasionnellement s’emparer des arbres du pays du Cèdre dans le but de bâtir son temple. Pour justifier sa décision d’attaquer le territoire du démon, il considère que ce dernier menace la paix de son peuple et sa sécurité. Malgré les présages des dieux et leur mécontentement, Gilgamesh persiste dans sa décision. Cette histoire, née en Irak il y a 2 400 ans, renvoie évidemment à l’invasion américaine de 2003 qui a plongé l’ancien royaume de Babylone dans la guerre civile sous le prétexte de sauver le pays des griffes d’un tyran et avec l’objectif d’accéder à ses richesses pétrolières.

La partie suivante s’ouvre au XIXe siècle, quand l’Amérique devient un pays indépendant qui n’est plus couvert par les traités qui protégeaient les sujets de la couronne d’Angleterre. Sa flotte est alors à la merci de la piraterie « barbaresque » en Méditerranée. Washington dès lors s’emploie à ébranler par la ruse et la force l’hégémonie arabe sur les eaux de la Grande Bleue, assurée à partir des ports du Maroc, d’Alger, de Tunis et de Tripoli. Progressant en terre d’Islam, la diplomatie américaine s’applique à défendre sa doctrine : sécuriser les routes maritimes, garantir un approvisionnement en pétrole et établir une politique d’alliances, voir de clientélisme, dont la relation toujours forte avec l’Arabie saoudite en est la meilleure illustration aujourd’hui. Tout comme le fut son implication dans le coup d’État de 1953 en Iran à l’encontre de Mossadegh suite à la nationalisation du pétrole.

Le pinceau insolent, poignant et cynique de David B. se marie aux propos recueillis par Filiu. Chaque case est une illustration bien garnie en messages et en métaphores visuelles. Les compositions vertigineuses comportent de nombreuses allégories, telles celles où le turban du pacha se transforme en bandeau illustré qui englobe des personnages et des récits d’où jaillissent des bras tenant des armes, des créatures au corps ressemblant à des canons et des Occidentaux à quatre pattes. Les protagonistes sont intelligemment représentés par un dessin qui révèle leurs faces cachées : Kermit Roosevelt a une lueur diabolique et inquiétante dans le regard et Ibn Saoud transpire la luxure.

Scénariste pour l’occasion, Jean-Pierre Filiu avait déjà pu apprécier l’imagination visuelle débordante de David B. – de son vrai nom Pierre-François Beauchard – qui a plusieurs fois visité l’Orient dans de précédents albums. « J’ai toujours été un admirateur sincère du travail de David, dit-il, notamment du fait de son érudition pointilleuse dans sa description de l’islam médiéval dans Le jardin armé et Les chercheurs de trésors. » Professeur à Sciences Po, historien et spécialiste de l’islam contemporain, Filiu est l’auteur de plusieurs ouvrages dont récemment L’histoire de Gaza (Fayard, 2012). Dans Les meilleurs ennemis, opus très bien structuré qu’il divise en quatre chapitres ponctués par une analogie, une ellipse, ou une synthèse, il ne ménage aucun des protagonistes, tout en restant à égale distance des deux acteurs principaux. Avec beaucoup d’aisance, il passe de la grande histoire à la petite anecdote, révélant au passage les affaires d’en-dessous de la table. Ses propos sont méticuleusement documentés et les dialogues qu’il attribue aux personnages ont été effectivement prononcés.

Ce premier tome de la trilogie couvre la période allant de 1783 à 1953 et s’achève sur le déclin des forces colonialistes qui annonce l’essor de la puissance des États-Unis. Le deuxième tome couvrira les trente années suivantes jusqu’à l’intervention américaine au Liban en 1982-84. Le troisième et dernier tome racontera cette relation toujours difficile entre la première puissance mondiale et les États du Moyen-Orient jusqu’à nos jours. De son propre aveu, Filiu est totalement plongé dans l’actualité syrienne pour mieux nous conter, avec son acolyte David B., la suite d’une histoire qui ne nous est que trop familière.


 
 
 
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