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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Bande dessinée
Un récit labyrinthique de Baricco qui montre sans montrer


Par Ralph Doumit
2019 - 03


Entre Jack London et Alessandro Baricco, il y a un monde. Une écriture sans artifices, au plus près du vécu pour le premier, une écriture sophistiquée, fruit d’une passion pour les jeux narratifs pour le second. 

Ce sont pourtant les deux auteurs que le duo formé par la dessinatrice Aude Samama et le scénariste Denis Lapière ont adaptés coup sur coup en bande dessinée. Après leur version de Martin Eden en 2016, c’est Trois fois dès l’aube, un roman atypique de Baricco, qu’ils adaptent aux éditions Futuropolis.

Trois fois dès l’aube, c’est d’abord un titre donné à un roman fictif, simplement évoqué au hasard d’une page, par un personnage de Mr. Gwyn, le roman précédent de Baricco. L’écriture de Mr. Gwyn achevée, l'auteur se prend au jeu de donner matière à ce livre imaginaire et se lance dans l’écriture d’un récit, court mais dense, divisé en trois scénettes.

Sur une centaine de pages, Baricco raconte, en alternant allègrement les suites dialoguées à la manière de l’écriture théâtrale et les passages de narration romanesque, trois rencontres entre deux personnages, à premier abord nouveaux à chaque scénette, mais qu’on devine être, d’une manière quelque peu mystérieuse, la même femme et le même homme dans des réalités parallèles. Elle est tantôt policière quinquagénaire, tantôt jeune femme ; il est tantôt quadragénaire fabriquant de balances, tantôt réceptionniste d’hotêl, tantôt jeune enfant. Ces trois rencontres, chaque fois la première et la dernière fois que les deux personnages se croisent, ne sont possibles que dans la logique labyrinthique et implacable de la narration de Baricco (ce n’est pas pour rien que Baricco a fondé, en 1994 la Scuola Holden, école consacrée aux techniques de narration).
Difficile lorsqu’on lit un roman de Baricco de dissocier le cœur du récit des procédés narratifs avec lesquels il joue pour le raconter. Face à une matière première si intimement pensée pour les outils du roman, l’exercice de l’adaptation n’en est que plus périlleux. Comment par exemple mettre des visages aux six différents personnages du livre, qui n’en sont en fait que deux ? Comment les représenter identiques mais différents, vieillissant et rajeunissant ? Comment préserver le mystère qui relie ces trois scènes, dès lors qu’on allume les projecteurs et que l’image comble les creux volontairement laissés par les mots ?

Ce mystère du texte de Baricco, le dessin vibrant d’Aude Samama, fait de matières posées en coups de pinceaux larges, permet de le préserver. Elle plonge décors et personnages dans un jeu de lumière qui doit bien plus à l’évocation et à l’allusion qu’à la précision.

Et l’on ne peut s’empêcher de repenser à Mr. Gwyn, ce personnage qui, dans le roman éponyme de Baricco, réalise des portraits, en atelier, en faisant poser le modèle, mais au lieu de les faire au pinceau, les fait par écrit. Si Baricco à travers Gwyn se rêve peintre en mots, Aude Samama est une dessinatrice qui sait montrer sans montrer, comme un écrivain pourrait le faire.

 
 BIBLIOGRAPHIE 
Trois fois dès l’aube d’Alessandro Baricco, Denis Lapière et Aude Samama, Futuropolis, 2018, 104 p.
 

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166