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Emmanuel Varlet, de la fiction arabe vers la réalité française
Les éditions du Seuil ont invité il y a peu Emmanuel Varlet à devenir leur conseiller littéraire et responsable éditorial pour la fiction contemporaine traduite de l’arabe. L’édition française trouverait-elle un nouvel intérêt pour la littérature arabe contemporaine ?

Par Charif MAJDALANI
2013 - 05
Plus que n’importe quel autre pays occidental, la France entretient avec le monde arabe des relations privilégiées, tant par la géographie que par l’histoire et la culture. Ce sont certes des relations pleines de violences et de passions, de fascination et de répulsion, mais elles sont indubitables et profondes par cela même. Or cette longue histoire partagée rend plus étonnant encore le constat du manque d’intérêt de l’édition française pour la littérature arabe moderne et contemporaine. La littérature française est évidemment riche d’œuvres arabes francophones, mais elle donne parfois l’impression de s’en contenter, au détriment des diverses littératures de langue arabe. Il y eut bien naguère quelques moments marquants dans les échanges entre les deux univers, telles la traduction, introduite par André Gide, du Livre des jours de Taha Hussein chez Gallimard, ou celle de la trilogie de Naguib Mahfouz chez J.C. Lattès et qui allait ouvrir la voie du prix Nobel à l’écrivain égyptien. Pourtant, à l’exception des éditions Sindbad, devenues Sindbad/Actes Sud, les éditeurs français sont depuis longtemps dans une posture de réserve et d’hésitation face à la production littéraire arabe contemporaine. C’est à cette réserve que les éditions du Seuil ont décidé il y a peu de mettre fin en confiant à Emmanuel Varlet le soin de s’occuper d’une politique de traduction de la littérature arabe d’aujourd’hui. Emmanuel Varlet est traducteur et a notamment traduit Jabbour Douaihy et Salim Barakat. Depuis mai 2012, il est responsable éditorial au Seuil. Il a accepté de répondre à quelques questions autour de l’édition française et ses relations au monde arabe.

Est-ce que votre entrée aux éditions du Seuil comme conseiller littéraire et responsable éditorial pour la fiction contemporaine traduite de l’arabe indique que l’édition française trouve un nouvel intérêt pour la littérature arabe contemporaine ?

En décidant d’ouvrir sa collection de littérature étrangère à de nouvelles voix du roman arabophone – outre celle de Gamal Ghitany, dont l’œuvre est publiée dans le « Cadre vert » depuis les années 1980 –, mais aussi de se donner les moyens d’envisager trois ou quatre titres par an à partir de 2014, le Seuil prend une initiative qui reste à ma connaissance sans équivalent dans le paysage éditorial français actuel. Actes Sud/Sindbad est un cas à part puisque, comme vous le savez, c’est le pôle traditionnel pour la littérature arabe traduite. Dans les catalogues des autres maisons, la présence des romanciers arabophones demeure jusqu’aujourd’hui extrêmement limitée : chez Gallimard, c’est en moyenne un titre tous les deux ans ; chez Albin Michel, un titre tous les quatre ou cinq ans ; chez Phébus, tous les trois ans ; chez Stock, tous les dix ans ; chez Flammarion, un roman est attendu, mais le dernier remonte tout de même à 1997... Il y a bien eu un léger regain d’intérêt avec la vague d’enthousiasme soulevée en Europe par le printemps arabe, mais jusqu’ici rien n’indique que le Seuil sera suivi dans sa démarche par d’autres éditeurs. 

Comment se définit la ligne éditoriale que vous comptez suivre au Seuil, notamment par rapport au travail effectué par les éditions Actes Sud/Sindbad ?

Je ne crois pas m’avancer en disant d’abord qu’Actes Sud/Sindbad n’a jamais revendiqué le quasi-monopole qui est aujourd’hui le sien dans le domaine de la littérature traduite de l’arabe. Quelles que soient l’étendue et la richesse de son catalogue, qui couvre tout le champ de la littérature arabophone, aussi bien contemporaine que classique, et aussi bien le roman que la poésie, elle ne peut pas prendre en charge à elle seule ce flux de traduction. Avec nombre d’auteurs à suivre – et non des moindres ! –, elle ne peut par exemple s’ouvrir pleinement aux nouvelles générations d’auteurs, y compris pour ce qui touche au roman. 
La politique suivie au Seuil consiste à mettre en avant des romanciers appartenant plutôt à la génération dite « des années 90 » (ayant commencé à publier au cours des années 1990), voire celle des années 2000 – comme l’Égyptien Mohammed Salah al-Azab. Le critère de l’évidence littéraire et de l’écriture doit à mon sens primer sur toute autre considération, et je crois qu’il s’agit de ne pas s’enfermer dans des orientations thématiques ou esthétiques prédéterminées. 

Quel constat pouvez-vous faire sur la réception de la littérature arabe contemporaine actuellement en France et sur le mouvement de traduction ?

Bien que ce problème ne soit pas propre à la littérature arabe, il faut d’abord noter la domination du roman. Manifestement, le lectorat français reste assez frileux à l’égard des autres genres. À quelques exceptions près, comme Mahmoud Darwich ou Adonis (dont le deuxième tome d’al-Kitab/Le Livre est récemment paru au Seuil, dans la collection « Réflexion » que dirige René de Ceccatty), la poésie n’a pas la place qu’elle mérite. De même, malgré la vitalité de ce domaine de la création littéraire, en particulier en Égypte, il est aujourd’hui difficile de promouvoir la nouvelle auprès du public français. Par ailleurs, et c’est sans doute là un effet induit par l’héritage de l’orientalisme et par une forme de culturalisme aujourd’hui très prégnante, la littérature arabe continue parfois d’être vue comme une affaire de spécialistes ou comme une forme développée du documentaire et du témoignage. Les horizons d’attente, que ce soit de la part des médias ou du lectorat, restent souvent assez restreints, finissant par occulter la teneur littéraire des œuvres. Si des romans aussi puissants que ceux d’un Ibrahim Aslan, d’un Mohammed al-Bisatie ou d’un Salim Barakat peinent à faire leur chemin vers le public, c’est peut-être parce qu’on assigne aux auteurs arabophones un rôle paralittéraire.


 
 
D.R.
 
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