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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Nidaa Khoury, une voix contre les loups
Profondément intimiste, la voix poétique de Nidaa Khoury, Palestinienne d'Israël, chrétienne laïque et femme arabe, pousse sans cesse les limites de l’action dans un contexte où l’appartenance est problématique et les plaies ouvertes à l’inconnu. Une belle voix contre l'intolérance, le machisme et l'extrémisme.

Par Katia Ghosn
2013 - 09
Avant d’être palestinienne, avant même d’être poète, Nidaa Khoury est une femme qui se cherche, lucide et sans crainte. À trente-cinq ans, après avoir eu quatre enfants, elle entre à l’université de Haïfa et poursuit des études de philosophie, de littérature et de sciences comportementales. Elle enseigne actuellement l’écriture créative au département de littérature hébraïque de l’université Ben Gourion à Beer Sheba. Elle a onze recueils à son actif, écrits pour la plupart en arabe, et traduits dans plusieurs langues. Certains poèmes sont composés directement en hébreu. Écrire dans la langue de l’autre lui permet d’instaurer une communication où la suprématie militaire disparaît au profit d’un échange culturel. Ce choix participe, d’une part, d’un projet de désacralisation de la langue, et d’une ouverture à l’autre, d’autre part. « La langue est un bel appartement que je loue. Je peux en sortir quand je veux », dit-elle. Contre ceux qui l’accusent de trahison pour avoir adopté la langue de l’ennemi, Nidaa Khoury répond que la langue transcende les conflits politiques ; elle est aussi bien une arme menaçante que la voie royale pour connaître autrui. De son expérience d’enseignement à Beer Sheba, elle a appris que le moi et l’autre, le bien et le mal, ne sont pas des catégories binaires ; le bien est toujours empreint d’ambiguïté.

L’ambiguïté, elle l’expérimente dans son rapport à son prénom, Nitsa, choisi par ses parents pour sa musicalité, non pour un quelconque motif politique ou religieux. Voulant être reconnue dans le monde arabe, un contexte pour le moins tendu, elle renonce à son prénom hébreu sans se renier elle-même car le second porte en lui le premier. Ce choix est un compromis. Mais, qu’il soit personnel ou politique, le compromis, reconnaît-elle, est l’unique voie de sortie de crise. Il nécessite certes un apprentissage douloureux, mais sans renoncements et sacrifices, le rapprochement et le dialogue sont une imposture. Les Arabes d’Israël savent, pour l’avoir vécu, qu’avoir à composer avec l’Israélien dans les différents domaines de la vie quotidienne est autrement plus difficile et complexe que prétendre vainement l’annihiler. D’ailleurs, en Israël, elle peut s’exprimer plus librement, contrairement au monde arabe où la censure est souvent de mise. Même en France, la liberté d’expression est devenue problématique. De passage à l’université française, on lui fait discrètement entendre de veiller à ne pas titiller les sensibilités, déjà assez exacerbées, des uns et des autres. 

Sa naissance en Galilée, dans le village de Fassouta, en 1959, contribue à façonner son image d’elle-même et celle de l’autre. Originaire du même village, Anton Shammas a fait le même pari d’écrire en hébreu. Il est connu pour avoir traduit les œuvres d’Émile Habibi vers cette langue. L’histoire du lieu trace celle de son identité complexe : « Ma famille vient de Syrie, je suis donc syrienne. En 1923, Fassouta faisait partie du Liban, je suis aussi libanaise. En 59, onze ans après la Nakba et la création de l’État d’Israël, je suis devenue israélienne. En plus, je suis arabe avant n’importe quel musulman car je suis chrétienne et le christianisme est apparu avant l’islam, et il est apparu en Palestine, non en Occident. » Son christianisme n’est pas un engagement religieux mais une revendication politique. Il est l’une des composantes de son identité multiple. Démanteler le discours religieux, inhérent au conflit israélo-palestinien, est d’ailleurs le sujet de Post Monotheism, un essai sur lequel elle travaille. Dans une région où le sacré est une source permanente de conflits politiques et où les minorités chrétiennes sont menacées, sa parole a valeur de témoignage. « Les chrétiens sont en train d’être évacués du Moyen-Orient. Cela fait partie d’un accord non écrit. D’un point de vue politique et culturel, je ne peux en faire abstraction. » Tout en étant elle-même laïque, elle considère que la foi et la liberté de culte relèvent de l’incommensurablement humain et, à ce titre, ont toute leur place dans la société. C’est l’intolérance qui lui est intolérable : « L’extrémisme religieux, dominant actuellement, nie toute forme de diversité et ne laisse de place que pour la pensée unique, repliée sur elle-même ; il fait appel aux complexes et aux pulsions au lieu de solliciter l’usage de la raison. » 

L’élan poétique de Nidaa Khoury s’exprime assez tôt, vers l’âge de quatorze ans, presque instinctivement. Son professeur d’arabe à l’école de Nazareth déchire son poème. Cet acte n’est pas sans l’avoir sensibilisée plus tard à la condition de la femme dans les sociétés arabes. D’autres inquiétudes la rongent. « Qu’est-ce qui pose le plus problème dans le monde arabe, la question nationale ou l’obscurantisme dans lequel s’enfonce l’individu ? lance-t-elle. Les deux questions sont liées : la libération de la terre ne peut se faire que par des personnes elles-mêmes libres. Pour y arriver, les conditions sont encore loin d’être remplies. L’expérience de 1993, après Oslo, a révélé, dit-elle, le manque de conscience politique des Palestiniens. Corruptions et divisions internes finissent par faire avorter le rêve d’un État laïque et démocratique. » Après une activité militante intense dans plusieurs partis politiques, elle doit lutter contre un scepticisme béant. Dans La Promesse, une âme essoufflée contemple la tragédie du non-avènement de la délivrance : 
« Combien de temps dois-je rester ici/ Me prosterner parmi ces visages étrangers/ Les étrangers sont nombreux/ Ils parlent de la peur, de la vie/ De l’histoire de l’humanité, de la présence momentanée/ De l’impossibilité de continuer/ de l’absurdité de rester/ Combien de temps dois-je encore attendre ? »1 

Tiraillements, interrogations sur le sens évanescent d’une vie qui regorge de peur et de sang traversent sa poésie. Son écriture, dit Sobhi Boustani, « marie la culture du village et celle de la ville, le religieux et le profane, le rêve et la réalité. C’est une écriture de soi qui reflète un profond déchirement et un engagement dans l’amour et les valeurs humaines ». Son poème Sans chevaux succombe à la mélancolie éternelle :
« Elle laisse son nom derrière les veuves/ Et avance comme une nuée/ Sans chevaux.../ La terre est une corde/ Que la noirceur parcourut/ Comme des fourmis.../ Le lien se rompit/ La terre enceinte/ Enfanta une mer.../ La mer/ Enfonce ses dents dans la terre/ Tète la blancheur/ Et épargne les veuves/ Semblables aux nuées privées de champs/ Le ciel étend la terre comme une corde/ Et la noirceur passe.../ Femmes/abandonnées/ Derrière les nuages.../ Le destin en fera/ Du pain pour les arbres. »2

Profondément intimiste, la voix poétique de Nidaa Khoury pousse sans cesse les limites de l’action dans un contexte où l’appartenance est problématique et les plaies ouvertes à l’inconnu.


1. Traduit par Soubhi Boustani
2. Traduit par Walid el-Khachab
 
 
D.R.
« La langue est un bel appartement que je loue. Je peux en sortir quand je veux » « L’extrémisme religieux nie toute forme de diversité »
 
2020-04 / NUMÉRO 166