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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Ahmad Fouad Negm, l'Égyptien libre
Digne représentant de l'Égypte d'en-bas, Ahmad Fouad Negm, fut le chantre du peuple, de la révolution et est toujours resté très critique à l'égard des présidents égyptiens et des chefs arabes. Sa détermination lui a coûté 18 ans de prison sans l'empêcher d'écrire encore et toujours des poèmes. Il a travaillé notamment avec son ami Cheikh Imam, chanteur des pauvres.

Par Jabbour Douaihy
2014 - 01
On les avait crus relégués à l'oubli et que la longue hibernation de la société égyptienne sous un régime autoritaire les a sortis de notre palmarès poétique et musical, mais voici que le Printemps arabe les ramène en force et leur slogan de ralliement, « Ya Misr oumi w cheddi el hayl » (« Ô Égypte, réveille toi et tiens bon ! ») s'affiche en vrac sur facebook et twitter, médiateurs de l'insurrection du Caire et des villes du bord du Nil. Eux, c'est le duo Cheikh Imam et Ahmad Fouad Negm, chantres de ces générations frustrées de voir les régimes arabes vaciller avec la défaite de juin 1967 face à l'armée israélienne. Au début surgit la voix rocailleuse et nostalgique du Cheikh atteint de cécité et imbu du maître Zakaria Ahmad, qui circula sur les petites cassettes portées sous le manteau puis diffusées sur tous les campus universitaires. Il n'a pas fallu beaucoup de temps pour qu'on découvre que l'artisan des paroles (dans le genre « L'amer des mots tel un glaive... »), celui sans lequel, et de son propre aveu, Cheikh Imam n'aurait jamais mis des paroles en musique, c'était Ahmad Fouad Negm qui vient de nous quitter.

De mère illettrée et de père officier de police, avec dix-sept naissances dans la famille, Negm se retrouvera vite dans un orphelinat où il passera une dizaine d'années. Il sera tour à tour gardien de bétail, repasseur, footballeur, ouvrier de construction, facteur de poste rural, employé dans les chemins de fer, dans la mécanique puis parolier à la radio nationale après avoir réussi à s'apprendre lui-même la lecture et l'écriture et suite à la publication d'un premier recueil de poésie dans le savoureux arabe parlé égyptien qu'il considère comme une langue à part entière et dont il ne se départira plus jamais. Il connaîtra ainsi de près la condition populaire dans toutes ses tourmentes, participera à des manifestations en 1946, tombera opportunément sur Maxime Gorki comme première lecture favorite, assistera en 1956 au pillage des infrastructures de la base militaire britannique au bord du canal de Suez par des responsables et des hauts officiers tandis que le petit soldat, le « Abdul Wadoud » de sa chanson se sacrifiait au front. Negm se fera tabasser par la police en 1959 et passera 33 mois en prison pour accusation de fraude.

Tout ce parcours reviendra dans ses chansons une fois qu'il rencontrera Imam en 1962 et avec lequel il habitera dans un quartier populaire du Caire. Ils feront de la prison pour subversion politique puis c'est la brouille amère. Negm se mariera plusieurs fois, fera de la politique en adhérant au parti Al-Wafd puis en fondant « Les Égyptiens libres » dans la foulée du Printemps arabe, s'activera toujours en solidarité avec le peuple palestinien et mourra à 84 ans au début de décembre dernier.
La fortune de sa poésie soulève surtout la question de l'art populaire. Celui qui vilipendait l'élite culturelle (« L'intellectuel passe son temps au café Riche, étalé, visqueux, bavard, inactif et ennemi de la masse (…) ») qui le portait aux nues, a-t-il réussi à sensibiliser le petit peuple dont il était dans sa jeunesse l'expression achevée ? Rien n'est moins sûr puisque ses chansons sont presque restées, malgré l'alternance politique, en dehors des médias grand public. Le fait est que l'homme faisait son pain de la provocation politique et culturelle, caricaturant les symboles (sa célèbre tirade sur Nasser et ses lieutenants voués au feu de l'enfer, ses charades ridiculisant Oum Koulthoum, « main de mortier » ou Abdul Halim Hafez, l'enfant gâté de la chanson…), rejetant la défaite militaire sur les officiers de l'armée (rentrés précipitamment du front, les souliers sous les bras) ou campant dans la gouaillerie la plus truculente l'accueil réservé à Giscard d'Estaing ou à Richard Nixon dans la capitale égyptienne. Il chantera bien sur la révolution avec son cri légendaire « Guevara est mort ! », les souffrances du peule palestinien et la misère du prolétariat du pays du Nil sous forme de défi lancé à l'oppresseur .

L'amour le plus tendre aura toujours sa place dans ses écrits ainsi que l'hommage à l'Égypte éternelle: « Ô Misr ma Bahia avec ton voile de mariée et ta djellaba, le temps se fait vieux et tu restes jeune. »

Enfin, la meilleure expression de cette thérapie par la poésie est donnée par Negm lui-même avec une strophe insérée au début du premier 33 tours qui lui a été consacré en France dans les années soixante-dix, avec son acolyte Imam :
« Quand le soleil se noie dans une mer de brume,/ Quand une vague de nuit a envahi le monde,/ Quand ton chemin se perd comme dans un labyrinthe,/ Toi qui erres et qui cherches, et qui comprends,/ Tu n'as plus d'autre guide que les yeux des mots. »*



*Traduction de Omar el Moustapha
 
 
D.R.
« Tu peux élever tes palais sur nos champs/ avec notre labeur et le travail de nos mains,/ tu peux installer tes tripots près des usines/ et des prisons à la place des jardins,/ tu peux lâcher tes chiens dans les rues/ et refermer sur nous tes prisons,/ tu peux nous voler notre sommeil,/ nous avons dormi trop longtemps,/ (…) notre heure a sonné et nous nous sommes engagés/ sur un chemin sans retour./ La victoire est à la portée de nos mains,/ la victoire pointe à l’horizon de nos yeux. » 
 
2020-04 / NUMÉRO 166