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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Gamal Ghitany, guetteur d'éternité
Disciple de Naguib Mahfouz, voyageur d'une Égypte qu'il a sillonnée en long, en large et à rebours, Gamal Ghitany est non seulement un écrivain novateur mais aussi un citoyen engagé contre le déspotisme sous toutes ses formes.

Par Katia Ghosn
2014 - 03
Il est rare de présenter Gamal Ghitany, un des écrivains les plus novateurs de la littérature arabe contemporaine, sans évoquer Naguib Mahfouz. Certes, il est le disciple à qui le grand maître, prix Nobel de littérature en 1988, a donné les clés de sa vision de la littérature. Leurs projets sont toutefois divergents. Robert Solé le rappelle : « Mahfouz est sédentaire, Ghitany, lui, est voyageur. Le premier a renouvelé le roman arabe en s’inspirant du roman classique européen de la fin du XIXe siècle, le second puise dans le patrimoine arabe ancien. » Ce que l’on ne dit pas, c’est que le disciple a également influencé son maître. La littérature est interaction. Suite à la publication par Ghitany de Zayni Barakat (1974), roman historique sur les Mamelouks qui décortique le présent, Mahfouz prend conscience de l’importance du retour à la tradition dans le projet de renouvellement de la littérature arabe et publie al-Harafish (1977), Layâlî alf layla (1982), Rihlat ibn Fattouma (1983)... La littérature est la valeur suprême que l’écrivain ne devrait jamais trahir, reste probablement la merveilleuse leçon léguée par Mahfouz. Sans oublier l’amour et la fascination des quartiers et de leur architecture complexe. Ghitany a sillonné l’Égypte et la connaît comme les lignes de sa main, par cœur.

Né en 1945 à Guhayna, un village de Haute-Égypte, il a travaillé d’abord comme dessinateur de motifs pour tapis. Il est toujours considéré comme un spécialiste du tapis persan. Les affinités entre le métier de tissage et celui de l’écriture se déclinent, chez lui, au sens propre. Et s’il est un grand mélomane, c’est parce que la littérature est rythme. La parution de son recueil de nouvelles Awrâq shâb ‛âsha munthu alf ‛âm (Papiers d’un homme qui vécut il y a mille ans, 1969) lui ouvre la porte du quotidien Akhbâr al-Yawm où il devient reporter de guerre (1969-1976). Son incarcération sous Nasser, d’octobre 1966 à mars 1967, est une épreuve douloureuse dont il évite de parler. Il doit sa libération, ainsi que celle de ses compagnons, à Jean-Paul Sartre. Comme l’avait exigé le philosophe existentialiste français, les intellectuels égyptiens furent libérés, à 17h45, avant l’atterrissage de l’avion le transportant en Égypte. Quand bien même il n’avait pas rencontré Sartre personnellement – ni à cette occasion ni ultérieurement à Paris –, son œuvre, elle, lui est bien connue.

En 1993, il fonde l’hebdomadaire Akhbâr al-adab (Les nouvelles littéraires), grande revue littéraire du monde arabe. L’un des principaux atouts de la revue, outre qu’elle bénéficie d’une large distribution lui permettant d’être une tribune pour la culture arabe, réside dans l’équilibre entre regards sur l’actualité politique et analyse littéraire. Par la rigueur des personnalités qui y contribuent, elle confère une légitimité et une notoriété aux nouvelles voix qui émanent de ses pages. À côté de son activité journalistique, Ghitany enseigne depuis quatre ans comme professeur visiteur à l’Université de Chicago.

Celui qui, dans sa vie comme dans son œuvre, n’a eu de cesse de s’insurger contre le despotisme et la marginalisation des intellectuels par le pouvoir, surprend aujourd’hui par son soutien quasi inconditionnel à l’institution de l’armée et au général al-Sissi. Ce soutien est justifié, d’une part, par la prise du pouvoir des Frères Musulmans, une calamité pour l’Égypte et, d’autre part, par le changement de l’époque et des Égyptiens eux-mêmes : « Les Frères Musulmans ont agi comme des étrangers. Leur comportement fut pire que celui des colonisateurs. Napoléon Bonaparte était étranger, mais n’a pas porté atteinte à la culture égyptienne et a emmené avec lui des savants et des scientifiques. L’ascension des Frères a été bonne en ceci qu’elle a révélé leur vrai visage. Ils ont voulu “frériser” l’État faisant fi des spécificités de la culture égyptienne. Les dirigeants occidentaux considèrent Morsi légitime parce qu’il a été élu par le peuple. Or, une fois au pouvoir, il a dévoilé un projet contraire à celui pour lequel il fut élu. Dès lors, il n’est plus crédible et perd sa légitimité. Qualifier sa destitution de coup d’État est une méconnaissance de la réalité du terrain ». Quant à la crainte de voir l’armée se transformer en une nouvelle dictature, il répond que ce temps-là est révolu. La peur d’un dictateur omnipotent qui règne pour la vie a été brisée. Si le général al-Sissi ne respecte pas son programme, il sera déchu à son tour. La révolution qui a destitué Moubarak en janvier 2011 et celle qui a libéré l’État des mains des Frères en juillet 2013 sont, pour Ghitany, de véritables révolutions populaires. L’armée a agi en réponse à la volonté du peuple ; elle est aujourd’hui le seul garant fort de l’État, faute de quoi l’Égypte se transformerait en un nouvel Irak. Ghitany ne cache pas son admiration pour Muhammad Alî, vice-roi d’Égypte (1804-1849) qui en envoyant des missionnaires en Europe, n’a pas négligé la construction d’une armée forte. Il ne se fait pourtant pas d’illusions ; avec ce brin de dérision ou d’ironie propre aux Égyptiens, il dit : « Au temps de Moubarak, le principe était : dites ce que vous voulez, et nous faisons ce que nous voulons ».

La foi dans le salut que représente aujourd’hui l’armée est loin d’être partagée par tout le monde. Cette position trahit le dilemme des intellectuels, confrontés à une situation où il s’agit moins de prôner un idéal que de parer à des périls imminents. 

À Paris, à l’occasion de la parution en français de son roman Sémaphores (Seuil, 2014), la politique vole la vedette à la littérature. Ghitany est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont Kitâb al-Tajalliyât (Le livre des illuminations, 1983, Prix Laure Bataillon de la meilleure œuvre de fiction traduite) imprégné du soufisme d’Ibn ‘Arabi, et Les Poussières de l’effacement (Carnets  V, Prix du roman arabe), un exercice par lequel l’écriture s’efforce de lutter contre l’oubli. Son œuvre recourt à l’ironie et au pastiche et abolit les frontières aussi bien entre les genres qu’entre le réel et le fantastique. Sémaphores (Danâ fa tadallâ, 1998) fait partie des « Carnets » dont les différents volumes peuvent se lire de façon indépendante. Le projet commencé au milieu des années 90 pourrait s’apparenter à une phénoménologie du Temps. Le premier livre traite des relations n’ayant pas eu lieu. Sémaphores (Carnets II) a pour sujet les trains comme symbole de l’existence humaine, du mouvement, mais aussi de la femme... un questionnement sur les origines ainsi qu’une certaine conception du divin y sont abordés : le conducteur comme personnage clé du système, tenant les commandes tout en restant dans son isolement représente l’image de Dieu, un Dieu lointain ne prenant pas part aux tribulations de la vie humaine : « Les passagers ne le voient pas, ne peuvent rien lui reprocher ni lui demander des comptes, les règles étaient claires, les dangers évidents, et nul n’ignorait que, de toute manière, chaque homme est appelé à trépasser un jour ou l’autre. » Ghitany se dit toujours marxiste et proche des déshérités. Mais en héritier des dieux pharaoniques, la mort est pour lui un passage dont nul ne sait où il mène. L’idée de l’éternel n’est pas synonyme de léthargie ; elle est une tension qui pousse à l’empressement et à l’action : « Va attendre le train, parce que lui ne t’attendra pas. » Pour avoir côtoyé la mort dans une opération à cœur ouvert, Ghitany reprend à son compte les mots de Malraux : « Les Égyptiens ont inventé l’éternité ».




 
 
© Hermance Triay
« Au temps de Moubarak, le principe était : dites ce que vous voulez, et nous faisons ce que nous voulons » « Les Égyptiens ont inventé l’éternité »
 
BIBLIOGRAPHIE
Sémaphores de Gamal Ghitany, Seuil, 2014, 240 p.
 
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