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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Jacques Chessex, la Suisse au cœur
L’une des figures de proue de la littérature suisse francophone est sans doute Jacques Chessex, prix Goncourt 1973, récemment disparu. En guise d’hommage, ce portrait d’un auteur dont le dernier roman, Le dernier crâne de M. de Sade, est en librairie.

Par Laurent BORDERIE
2010 - 03
L’œuvre de Jacques Chessex s’est achevée en octobre 2009, alors que l’écrivain animait une conférence. L’auteur a disparu devant son public comme Molière. Chessex aurait pu mourir la plume à la main, il a disparu au milieu de ses lecteurs. Une disparition qu’il n’aurait pas reniée. Au fil d’une œuvre dense, Jacques Chessex a aimé explorer ce qui fait de l’homme un être à part. Et c’est en explorant la violence qui l’habite qu’il a réussi à donner le jour à une œuvre remarquable. En 1973, il obtenait le prix Goncourt pour L’Ogre, un roman qui n’était pas loin de la biographie familiale et portait sur les tourments d’un homme écrasé par l’ombre du père décédé. Cette reconnaissance académique est importante pour l’écrivain, qui se sentait incompris et mal aimé. « J’ai été confronté très tôt au scandale. J’avais 22 ans lorsque mon père s’est suicidé. À Lausanne dans les années 50, en pays rigoriste, très protestant, où tout se camoufle, mon père choquait : il s’affichait, il aimait le risque. C’était un excellent professeur et directeur d’établissement, un grand étymologiste. Mais habité par un démon casanovien... Il avait des aventures avec les mères de ses élèves, et il n’était pas tenace. Il a cédé, fatigué de cette schizophrénie entre sa fonction et ses liaisons, qui le rendait très malheureux. J’ai été longtemps le fils coupable d’un père coupable. Lorsque j’ai reçu le Goncourt, j’ai cessé d’être uniquement un imposteur, un salopard. J’ai entendu : “Ah ! Chessex n’est pas qu’un voyou” », confiait-il à l’époque dans les colonnes de la Tribune de Genève. N’est-ce pas cela justement que recherchait Jacques Chessex ? Être considéré tout simplement comme un grand écrivain, et il fut grand. Incompris, Jacques Chessex est devenu une forme d’ermite, s’est créé un personnage qui semblait, même physiquement, épouser peu à peu ce que lui reprochaient certains de ses lecteurs. Cette force physique apparente ne trahissait-elle pas l’ogre qui semble avoir habité tous les romans de l’écrivain ?

L’œuvre de Chessex est jalonnée de tranches de vie, de crimes odieux souvent, et présente une exploration rare de l’âme humaine. Les lecteurs attentifs de Jacques Chessex connaissent, sans y jamais être allés, la région de Ropraz, son village refuge, l’antre de l’écrivain, dans lequel il avait posé ses valises. Il l’avouait sans ambages : « Il me suffit de regarder par la fenêtre pour trouver l’idée d’un roman. » Il évoquait dernièrement ce coin perdu de Suisse dans l’un de ses ouvrages récents, Le Vampire de Ropraz. Derrière sa maison, en bordure de la forêt, un cimetière qui fut il y a cent ans le cadre d’un fait divers terrible devient le décor du récit. Une histoire de profanation, de viol, de sacrilège absolu, de sexualité coupable, de péché, de damnation... Comme un condensé sidérant des obsessions que Jacques Chessex n’a cessé de ruminer, de sonder, de fouiller jusqu’à l’os depuis toujours, et ce durant le presque demi-siècle qui s’est écoulé depuis la parution en 1962 de La Tête ouverte, son premier roman. L’attrait irrépressible de la chair, la violente aspiration spirituelle, le désir inouï des femmes et celui encore radical de Dieu, Chessex se présentait, au risque de faire scandale comme le récipiendaire de tout ce que son pays avait pu produire de bon et de moins bon. « Je suis suisse, nul n’est plus suisse que moi, je suis le produit d’une terre montagneuse, de plusieurs siècles de velléités libertaires qui ont fini par poser une chape de plomb sur la verte campagne », confiait-il. Les tentations multiples et contradictoires, entre sainteté et sensualité, qui déchirent l’individu creusaient en lui des dérèglements, le guidaient vers la folie et la mort qui ont alimenté son écriture, lui ont permis de créer aussi, lui qui l’avouait : « Si je n’avais pas été suisse, aurai-je écrit ? »

Chessex ne manquait pas d’idées romanesques et puisait cette formidable inspiration dans sa vie de reclus, sa vie de fils, sa vie d’homme. De ses relations ambiguës avec sa mère, il témoignera avec sensibilité dans un roman éblouissant, Pardon mère. Il faut dire qu’il a écrit, dès son plus jeune âge et dans les vapeurs de l’alcool, des romans qui ont heurté la pudeur naturelle et la rigueur protestante de sa mère dans lesquels l’on célébrait le sexe des femmes, des pasteurs y étaient dévoyés, on rôdait la nuit dans les cimetières, et on apostrophait Dieu pour le rendre témoin de la déchéance humaine, de la faute originelle des pères. Il l’a écrit avec ses regrets et surtout ses remords, c’est un livre plein de larmes, un acte de contrition, un lamento lyrique, poignant. Il se reproche de l’avoir longtemps blessée, ignorée, malmenée, abandonnée. D’avoir toujours cédé à ses noirs penchants, préféré ses plaisirs à ses devoirs, « trahi » sa mère avec des filles et des femmes de tous âges, de toutes conditions. D’avoir, sans en prendre toujours conscience, imité son père, qui excellait dans le mépris et la tromperie. D’en avoir rajouté dans la provocation parce que, justement, l’esprit de sa mère était droit, « sa pensée juste, son élégance de bon goût, sa taille bien prise et son regard pur ». Et de ne pas mériter l’amour qu’elle n’a cessé de lui porter sans jamais le renier.

Dans Un juif pour l’exemple, l’auteur revenait sur un crime odieux qui avait ensanglanté l’histoire de son village suisse : le meurtre, en pleine guerre mondiale, durant la Shoah, d’un notable juif sans histoire par quelques villageois qui voulait justement entrer dans la grande. Là encore, le livre était insoutenable, mais la vérité s’imposait. D’un acte innommable Jacques Chessex savait faire œuvre littéraire.

Avec son dernier roman, Jacques Chessex passait encore une étape. Les derniers jours du marquis de Sade, reclus à l’hospice de Charenton, « avec les fous, les agités, afin que la société des honnêtes gens soit préservée des idéologies, thèses, inventions littéraires scabreuses et actions perverses toujours renouvelées de ce scélérat. Donatien Alphonse François, marquis de Sade, ennemi de Dieu, coupable de crimes abominables sur des jeunes filles et des femmes, abuseur de garçons, salisseur d’hosties et d’objets de culte », révèlent un homme au bout du vice. Sade trouve encore matière à prendre du plaisir avec la petite Leclerc, tout juste âgée de 16 ans, avec laquelle il nourrit une relation dont le récit a déjà créé une levée de boucliers en Suisse (où le livre est vendu sous cellophane, comme une revue destinée exclusivement à un public d’adultes très avertis). Le peu de plaisir que Sade retire de ces moments durant lesquels l’adolescente s’abandonne le retient encore en vie. Aux portes de la mort, Sade ne renonce pas et poursuit son œuvre, sa propre exploration du vice, nourrit encore le blasphème et se meurt, en 1814, dans une forme de misère aussi éblouissante, jamais médiocre, que le furent sa vie et ses expériences. Sans le moindre doute, sous la plume de Chessex, sous le joug de la société, il se repaît désormais en enfer. Enterré sans croix, selon ses volontés, le corps de Sade poursuit son œuvre et son crâne exhumé quelques années plus tard deviendra l’enjeu de toutes les spéculations. On prête à la relique impie « dont la mâchoire ironiquement conservée rit d’un rire vainqueur » de surprenants pouvoirs qui mènent celui qui le touche ou le possède à la folie ou à la mort. Au fil des siècles qui nous séparent de cette étrange exhumation à aujourd’hui, Chessex raconte l’histoire de ce crâne avec humour et espièglerie. Il appartiendra à l’assistant d’un phrénologue épuisé par l’appétit insatiable de sa maîtresse qui décide d’absorber sous forme d’une étrange poudre un fragment du maxillaire du crâne sadien. La divine potion fera de lui un véritable… satyre. Ce crâne encore passera entre les mains d’une vieille aristocrate helvète et excentrique (choses compatibles) qui offre à la relique les seins lourds de quelques paysannes bien charpentées. Souvent pourtant, la possession ou la proximité de cette relique amène l’admirateur à la mort et au malheur. Un jour, en novembre 2009, le narrateur se trouve face à cet objet de malice. Étrange roman que celui-là, testimonial, certainement, dans lequel Jacques Chessex livre une profonde méditation sur la mort. Comment ne pas reconnaître Chessex lui-même dans le personnage qui dis « Je » ? Cet homme qui aurait approché le crâne de Monsieur de Sade et qui achève son roman en écrivant : « Comme nous sommes las d’errer ! Serait-ce déjà la mort ? » De Sade à Chessex… À n’en point douter, ce roman évoque l’une de ses nouvelles Vanités, représentations artistiques de crânes humains qui rappellent aux hommes qu’ils ne sont que chair et os. Jacques Chessex a livré là sa propre vanité, elle est faite de mots, elle est tout aussi criante de vérité et d’ironie. Un monument s’est effondré qui laisse une œuvre, romanesque et poétique, tellement solide et ancrée dans la terre qu’elle ne risquera pas de sombrer dans l’oubli.


 
 
© Patrick Gillieron Lopreno / Opale
«  Je suis suisse, nul n’est plus suisse que moi, je suis le produit de plusieurs siècles de velléités libertaires qui ont fini par poser une chape de plomb sur la verte campagne »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le dernier crâne de M. de Sade de Jacques Chessex, Grasset, 170 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166