FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Portrait
Zoyâ Pirzâd ou l’écriture fragmentée
Auteur populaire en Iran, Zoyâ Pirzâd est aussi très appréciée à l’étranger. Nouvelliste hors pair, elle puise son inspiration dans la vie quotidienne. Avec son dernier recueil paru en France, Le Goût âpre des kakis, récemment couronné par le prix Courrier international du meilleur livre étranger 2009, elle réaffirme son talent à mettre en scène les femmes, son sujet de prédilection.

Par Lucie Geffroy
2009 - 11
«Posez-moi toutes les questions que vous voulez, annonce-t-elle dans un large sourire, but please, no political question. » Exigence de départ qui s’avérera garantir en contrepartie un entretien franc, direct et sans retenue. Venue à Paris pour accompagner la sortie de son recueil de nouvelles Le Goût âpre des kakis, Zoya Pirzâd ne cache pas son plaisir de voir son lectorat découvrir une œuvre née, en persan, 10 ans plus tôt. « C’est comme si je ressortais du tiroir un crochet vieux de 20 ans, l’installais sur le table du salon et m’entendais dire par mes hôtes : “Oh quel beau crochet !” », s’amuse-t-elle dans un anglais parfait.

Amatrice de crochet, l’Iranienne, née à Abedan en 1952 d’un père iranien et d’une mère arménienne, s’est tricoté au fil des ans une solide notoriété d’écrivain humaniste à l’écriture limpide. Elle est appréciée en Europe tout autant qu’en Iran. C’est moi qui éteins – dont la sortie en français est prévue pour 2011 – est sûrement l’un des romans les plus lus en Iran dans cette première décennie du XXIe siècle. Mais l’écrivain s’est d’abord fait connaître comme nouvelliste. Petit bijou de simplicité, Comme tous les après-midi (Zulma, 2007) est un recueil d’histoires sans histoires, qui nous fait pénétrer dans le gynécée ; derrière les rideaux, les femmes s’activent, entre le riz pilaf aux lentilles et les pétunias, le voile et la paire de bas, le mari et les enfants. À travers la description des petits riens de leur quotidien, d’un univers fragmenté, surgit un portrait impressionniste de la femme iranienne.

La femme en proie à l’ennui, la femme forte et déterminée (Arezou dans On s’y fera), ou en pleine impasse conjugale (Le Goût âpre des kakis)… le personnage féminin est omniprésent chez Zoyâ Pirzâd dont l’œuvre est traversée toute entière par une image récurrente : une femme regardant par la fenêtre – qui la voisine d’à côté, qui la floraison d’un arbre, qui une rue enneigée... Métaphore de l’ouverture sur le monde, la fenêtre dit aussi le désir d’une autre vie. Elle symbolise la maison, tout à la fois le refuge contre les dangers du présent et univers domestique étouffant. Pour Christophe Balaÿ, son traducteur en français, le succès de Pirzâd réside justement dans « cette affirmation calme et digne du moi féminin dans l’espace socioculturel iranien contemporain. » « J’aime beaucoup les femmes, je les comprends, reconnaît Zoyâ Pirzâd. Pour autant, je ne veux pas être étiquetée ; je ne me dis pas féministe. Les mots en “isme”, très peu pour moi. Je décris les choses telles que je les vois, c’est tout. »

Ressemble-t-elle à ses personnages ? « Sûrement pas. » On insiste. « Arezou, peut-être, concède-t-elle, l’héroïne d’On s’y fera, à la fois forte et vulnérable. » Et Clarisse, dans Un jour avant Pâques qui se déroule à Abedan dans la communauté arménienne ? « Un jour avant Pâques était une façon pour moi de rendre hommage à ma ville natale. Ma mère, Arménienne à 100 %, a épousé un musulman et est devenue musulmane. À l’école arménienne, on me regardait de travers parce que mon nom ne finissait pas en “ian”. En retournant à Abedan, je me suis rendue compte que si les Arméniens n’étaient pas comme ça, ils n’existeraient plus. » Un point commun qu’elle se reconnaît par contre volontiers avec ses héroïnes, c’est celui de prendre plaisir à regarder par la fenêtre. « J’aime observer les arbres, regarder les gens vivre. Pour ça, à Paris, le métro, c’est idéal. Je saisis des segments de conversations. L’imagination fait le reste. » L’esthétique du segment. Les livres de Zoyâ Pirzâd, composés de courts textes, ressemblent à des bouts de miroirs brisés. Fragmenté à l’extrême, le récit semble dire l’atomisation de l’individu. « Je suis une spécialiste du découpage », avoue-t-elle. Après un premier jet, elle relit et coupe tout ce qui lui paraît en trop. « J’ai la hantise d’ennuyer le lecteur, explique-t-elle, si un de mes personnages parle trop, je lui rabats le caquet sans états d’âme. » Au fil des relectures, le texte se purifie jusqu’à la sobriété. On s’y fera par exemple a nécessité treize ou quatorze relectures successives.

Minimaliste, son écriture est aussi très visuelle, presque cinématographique. « Quand le lis, je veux voir. J’essaie de faire pareil dans mes livres. Je ne supporte pas les adjectifs et les descriptions. Dire d’une jeune fille qu’elle est “gentille” n’a aucun sens. Je préfère la montrer en train d’aider à ranger les tasses dans la cuisine. » Traductrice d’Alice au pays des merveilles et de haïkus, Zoyâ Pirzâd avoue un goût immodéré pour « les choses ordinaires remplies de signification ». D’où son admiration vouée à Jane Austen et à Raymond Carver, maître incontesté de la « short story ». « Une de ses nouvelles raconte l’histoire d’un petit garçon dont les parents s’engueulent à longueur de journée. Un jour, las, il s’en va pêcher. Il pêche un poisson affreux dont il arrache la tête qu’il ramène chez lui. Ses parents, en voyant l’horrible poisson, crient et s’engueulent de plus belle. L’histoire se finit là. Quelle est la morale ? Eh bien que les adultes ne voient pas leur propre laideur. Admirable, non ? » Subitement, l’entretien est interrompu par un coup de fil sur son portable, un journaliste qui sollicite un rendez-vous. « OK, see you in Arts et métiers station, répond-t-elle. You will find me easily, I’m small and fat », dit-elle en éclatant de rire.

On s’aperçoit alors que Zoyâ Pirzâd ressemble finalement beaucoup à ses livres, où affleure en permanence l’ironie, voire l’autodérision. Histoire du lapin, la première nouvelle de Comme tous les après-midi, met en scène une jeune femme écrivain qui tente désespérément de se soustraire quelques heures pas jour à ses tâches ménagères afin de terminer son récit (l’histoire du lapin). Pour gagner du temps, elle simplifie ses recettes de cuisine, mais les ingrédients, en l’occurrence les tomates, viennent parasiter son inspiration. Si bien qu’on ne saura jamais si elle a trouvé une idée pour faire sortir le lapin de son trou profond. Mère de deux enfants, Zoyâ devait elle aussi se « battre » pour trouver le temps d’écrire. Aujourd’hui les enfants ont grandi. Quand elle n’écrit pas, elle lit, regarde des vieux films ou joue aux jeux vidéo auxquels elle a été initiée par ses deux garçons – elle est fan de World of Warcraft, célèbre jeu en ligne. « Ça me détend ; je plonge dans un univers totalement différent. » Mais si elle veut rester concentrée sur son écriture, elle se met au crochet. « Pour débloquer des histoires, il n’y a pas mieux », conclut-elle.



 
 
© R. Gaillarde
« J’ai la hantise d’ennuyer le lecteur, si un de mes personnages parle trop, je lui rabats le caquet sans états d’âme. » « Dire d’une jeune fille qu’elle est “gentille” n’a aucun sens. Je préfère la montrer en train d’aider à ranger les tasses dans la cuisine. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Goût âpre des kakis de Zoyâ Pirzâd, édition Zulma, 218 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166