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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Lyonel Trouillot : « Le seul roman qui vaille est celui de la rencontre »


Par Georgia MAKHLOUF
2009 - 10
Romancier et poète, Lyonel Trouillot est né en 1956 à Port-au-Prince, en Haïti. Il publie ses premiers poèmes et textes critiques à quinze ans, dans des revues de la diaspora haïtienne, alors qu’il vit aux États-Unis avec sa famille. Puis c’est le retour au pays. Il a dix-neuf ans et il écrit Dépalé, son premier recueil de poèmes en créole, en collaboration avec son ami Richard Narcisse. Ce livre à la fois contestataire et expérimental va devenir, à leur grande surprise à tous deux, un classique de la poésie créole. Depuis, Trouillot n’a cessé de s’engager dans la vie culturelle et littéraire de son pays. Enseignant à l’École normale supérieure, cofondateur et/ou rédacteur en chef de nombreuses revues, animateur de rencontres littéraires et d’ateliers d’écriture, éditeur au service des jeunes auteurs haïtiens, cet infatigable agitateur poursuit dans le même temps son chemin d’écriture avec une œuvre abondante et de première importance, en créole et en français. Il est également membre du jury du prix des Cinq continents de la francophonie et coprésident de l’association Étonnants Voyageurs Haïti. En France, son œuvre est publiée par Actes Sud.
Il dit qu’il n’a pas souvenir de quand ou comment il a commencé à écrire, parce qu’il n’a pas souvenir de lui n’écrivant pas. Les journaux scolaires, un concours lancé par la Croix-Rouge haïtienne, des poèmes, tous les prétextes sont bons pour manier la plume. Sa mère, nous raconte-t-il, ne disait-elle pas qu’il avait « commencé à mentir à l’âge de six ans » ? De son premier recueil, il dit que la posture était à l’époque iconoclaste et militante. Car comment pouvait-on se piquer d’écrire en créole, cette langue qui n’en n’était pas vraiment une ? « Tu perds ton temps », lui répète t-on. Pas tant que ça finalement, puisque Dépalé, qui signifie déparlé, rencontre un immense écho, totalement inattendu pour lui qui en avait oublié une partie des exemplaires chez l’imprimeur. Suivra un premier roman Les fous de Saint Antoine, publié à Port-au-Prince en 1989. Puis ce sera le début de l’aventure Actes Sud. Il aime souligner que ce n’est pas lui qui est allé vers eux mais que « ce sont eux qui sont venus vers moi ». Car il était quasiment impensable pour les écrivains haïtiens d’envoyer leurs manuscrits à des éditeurs français tant était ancrée en eux l’évidence de s’adresser à un lectorat haïtien, avec les moyens haïtiens. « Mon public favori, c’est les Haïtiens. C’est du lecteur haïtien dont je me sens proche. Et quand je parle de proximité, je parle d’une relation faite tout à la fois d’affection et de colère », précise t-il. Rue des pas perdus, son premier roman publié en France, était déjà paru en Haïti.
Il n’aime pas que l’on rappelle qu’Haïti est un des pays les plus pauvres du monde. Il concède que c’est vrai, mais ajoute que c’est simpliste. Car Haïti est surtout un pays de contrastes et d’inégalités sociales criantes. Et c’est de cela qu’il se saisit dans ses romans, non pas qu’il écrive des romans à thèses, mais qu’il aborde cette question de l’organisation sociale « parce qu’elle produit du mal-vivre ».
Son rapport avec la réalité haïtienne est donc primordial. Il lui plaît de dire qu’il n’a pas d’imagination et que tout ce qu’il écrit est fidèle à la réalité. Toutes les phrases qu’il met dans la bouche de ses personnages, en particulier ceux d’entre eux qui sont issus de la bourgeoisie haïtienne, il les a entendues. « Ça tient parfois du reportage. La réalité est suffisamment riche, pas besoin d’inventer. » La fiction est pour lui « une vérité de la réalité, une certaine façon d’assembler le réel dans un récit de telle sorte que le lecteur y trouve une vérité ». Il cite à ce propos Les raisins de la colère de Steinbeck, découvert à l’âge de douze ou treize ans et qui le bouleverse. « Ce livre m’a donné à voir quelque chose. Cette famille, sa traversée, ses souffrances, j’ai vu tout cela. Et ce que j’y ai vu est devenu tellement fort que je l’ai vécu comme quelque chose de vrai. De vrai et d’inacceptable. » Il dit que si on n’apprend pas à regarder, on ne peut pas donner à voir. Et que c’est pour cela qu’il écrit, « pour apprendre à regarder ». Il dénonce aussi le fait que certaines catégories de personnes soient peu représentées en littérature. « Le spectacle de la richesse et de l’introspection de ceux qui n’ont pas faim, tel est le sujet dominant de la littérature contemporaine. » Et lui veut montrer les autres, les exclus, les invisibles.
La question des inégalités revient sur le devant de la scène lorsqu’on aborde avec lui la question sensible des langues. Dans un pays où le taux d’analphabétisme est de 50 %, on comprend que seul le créole soit parlé par la majorité et que l’accès au Français soit un combat. « Le bilinguisme pour moi n’est pas une tragédie mais au contraire un grand bonheur. Je n’ai aucun fétichisme de la langue. Mais il faut prendre acte d’un phénomène historique qui est le mépris des élites pour le créole. Il est donc important d’écrire en créole car tout peuple a le droit d’écrire dans sa langue. Mon rêve est que tous les Haïtiens deviennent bilingues. Le Français fait partie de notre patrimoine culturel, mais il a été pris en otage par les élites. »
Trouillot écrit donc dans les deux langues. On l’interroge sur la façon dont s’opère pour lui le choix entre les deux. Il répond que c’est « le texte qui commande la langue. Il m’arrive d’en commencer un en créole et d’être rattrapé par le français et inversement ». Il s’inquiète par ailleurs d’une « perte de langue », en Haïti comme partout dans le monde. Appauvrissement lexical, disparition des propositions subordonnées et simplification des structures, absence de mémoire littéraire, les manifestations de cette perte sont nombreuses, dans les médias, sur la scène politique et jusque dans les sphères dites culturelles. Il déplore aussi que nombre d’individus soient placés dans des situations où ils ont accès à très peu de langage. La ghettoïsation est donc tout autant affaire de pauvreté matérielle que de pauvreté linguistique. Et elle entraîne une façon caricaturale de voir l’autre. « Certaines révoltes dans les bidonvilles manquent de langage pour se penser. Et c’est pourquoi dans mes livres, il me paraît important de donner du langage à mes personnages. »
Son engagement en faveur des ateliers d’écriture part aussi de ce constat. « Je déteste l’individualisme, mais l’individualité est une chose essentielle. Et j’adore voir les gens se découvrir dans la langue, et s’émerveiller de ce qu’ils peuvent faire avec. » Se réapproprier leur individualité par l’écriture en somme.
On en vient à son dernier roman Yanvalou pour Charlie, superbe récit polyphonique qui raconte le parcours de Mathurin D.Saint-Fort, jeune avocat dévoré d’ambition qui a gommé de sa mémoire les souffrances de son passé pour se tenir résolument du meilleur côté possible de l’existence. Mais cette amnésie volontaire chavire le jour où fait irruption dans sa vie un adolescent en cavale nommé Charlie, qui vient lui demander de l’aide. Et ce titre énigmatique prend petit à petit tout son sens. Car le Yanvalou est un salut à la terre, salut nécessaire pour garder vivant le souvenir, car on ne peut se construire dans le reniement de la mémoire et des expériences du passé, si douloureuses soient-elles. « Où trouver les ressources pour se construire avec la révolte et la tranquillité nécessaires quand on est en situation d’oppression ? » se demande-t-il. L’une des réponses réside dans une relation positive aux expériences individuelles et collectives du passé, non pas qu’il s’agisse d’idéaliser ce passé et les traditions qui souvent oppriment, mais qu’il importe d’interroger ce passé sans le renier. Or en Haïti et ailleurs, « la construction de soi dans le reniement est un processus fréquent ».
Constat désespéré alors ? Certes non. Il suffit de le regarder parler avec engagement et passion, d’entendre dans sa voix autant de rire que de colère, de déceler dans sa véhémence une immense tendresse, pour savoir que Trouillot se tient résolument du côté du bonheur d’être ensemble, du côté de la rédemption.

 
 
© Mélanie Morand / Opale
« J’adore voir les gens se découvrir dans la langue, et s’émerveiller de ce qu’ils peuvent faire avec. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166