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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Michel Onfray, ou la tentation de Démocrite


Par Laurent Borderie
2009 - 10
Qui est Michel Onfray ? Dans l’ouvrage d’entretiens Une fin de siècle philosophique publié en 1999 et dont l’objet était de faire l’état des lieux de « l’amour de la sagesse » en France à l’aube du XXIe siècle, Michel Onfray était présenté comme l’enfant terrible de la philosophie française contemporaine par Sébastien Charles : « Dans une langue pétrie de fougue, il énonce à longueur de pages et d’ouvrages ses refus et ses attentes, ses critiques et ses désirs, bref, son cynisme. Attention ici à ne pas voir en ce terme le sens trivial qu’il a parfois de nos jours. C’est au Kunisme, c’est-à-dire au cynisme antique, que Michel Onfray se rattache plus explicitement, et c’est à partir de lui qu’il cherche à faire des émules ». Et le long article de revenir sur le livre de Michel Onfray, Portrait du philosophe en chien dans lequel ce dernier appelait à « arracher les masques, dénoncer les supercheries, détruire les mythologies et faire voler en éclats les bovarysmes générés puis entretenus par la société. »
Ce portrait du philosophe établi il y a dix ans montre, à la lueur de ses derniers écrits, que Michel Onfray n’a en rien trahi ses premiers combats et continue à œuvrer pour une philosophie toujours élaborée qui s’adresse au plus grand nombre. En une cinquantaine d’ouvrages, le philosophe né il y a un demi-siècle propose une théorie de l’hédonisme qui recouvre une large partie des activités humaines. Michel Onfray pose les questions suivantes : Que peut le corps ? En quoi est-il l’objet philosophique de prédilection ? Quelle place laisser à Dionysos dans une civilisation tout entière soumise à Apollon ? Quelles relations entretiennent l’hédonisme éthique et l’anarchisme politique? Comment penser en artiste ? De quelle manière installer une éthique sur le terrain de l’esthétique ? Selon quelles modalités une philosophie est-elle praticable? Quelles chances le corps peut-il attendre des sciences post-modernes ? Quelles relations entretiennent biographie et écriture en matière de philosophie ? Selon quels principes sont fabriquées les mythologies philosophiques ? Comment déchristianiser l’épistémè occidentale ? De quelle façon non institutionnelle incarner et transmettre ses idées ? Et chaque fois le philosophe propose des réponses qui supposent le détour par le vitalisme libertin, l’éthique immanente, l’individualisme libertaire, le philosophe artiste, le nietzschéisme de gauche, le matérialisme sensualiste, l’esthétique généralisée, la subjectivité païenne, le libertinage solaire, le corps faustien, la vie philosophique, l’athéologie post-chrétienne ou les Universités populaires… Les propos peuvent sembler abstraits pour certains, la complexité des termes et des idées peuvent dépasser quelques esprits, mais Michel Onfray a décidé de s’adresser au plus grand nombre. Il n’a pas l’intention de résumer sa pensée ni de la diluer dans l’eau de la célébrité, des lumières et des flashs, il souhaite simplement la rendre accessible et laisser entendre que l’art de penser et de comprendre le monde et les idées n’est pas réservé qu’à certains, à une élite peu partageuse.
Ses œuvres l’ont conduit à célébrer les sens décriés, tels l’olfaction et le goût qu’il invoque dans Le Ventre des philosophes. Et l’on apprend ainsi que lorsque les philosophes pensent, ils oublient, le plus souvent, de penser à leur corps et surtout à ce qu’ils y accumulent lorsqu’ils mangent. Pourtant, entre la pensée et la panse, il existe un réseau complexe d’affinités et d’aveux que la réflexion aurait tort de négliger : Diogène aurait-il été cet adversaire de la civilisation et de ses usages sans son goût pour le poulpe cru ? Le Rousseau du Contrat social aurait-il fait l’apologie de la frugalité si ses menus ordinaires ne s’étaient composés que de laitages ? Sartre lui-même, dont les cauchemars sont emplis de crabes, n’a-t-il pas, sa vie durant, payé – dans l’ordre de la théorie – son aversion pour les crustacés ? Dans cet essai résolument nietzschéen, Michel Onfray a donc choisi de redonner une dignité philosophique au cabillaud, au potage à l’orge, au vin, à l’andouillette, au café aromatisé ou à l’eau de Cologne qui sont les chemins improbables du gai savoir. Critique de la raison diététique ? Ébauche d’une « diététhique » ? Il s’agit d’abord, dans ce livre, de surprendre l’instant, et l’aliment, à partir duquel le corps rattrape l’esprit et lui dicte sa loi. Et alors d’éprouver le plaisir de penser, mais de l’éprouver doublement. Cette pensée qui implique le corps et l’esprit amène le philosophe à réfléchir sur le fait religieux et à produire un Traité d’athéologie, physique de la métaphysique très remarqué qui est apparu comme une attaque en règle, violente, radicale, partisane et unilatérale contre les trois monothéismes. Pour lui, la civilisation occidentale est étouffée par la morale et l’amas de « mythes inutiles » du judéo-christianisme, coupable d’avoir fait couler tant de sang et de stigmatiser la haine de la femme et de la chair. « Ce livre n’est pas une pulsion gratuite, mais une réaction au retour forcené du religieux », a-t-il cependant précisé en évoquant le développement du phénomène depuis une quinzaine d’années, dans le monde politique comme dans les médias, et d’insister sur le fait que « l’athéisme, c’est le discours de la négation de Dieu. Il consiste à démonter cette fiction qui s’appelle Dieu, à la déconstruire. Et c’est exactement ce que je fais ».
Michel Onfray est de ces philosophes maïeuticien qui donnent à penser, à voir, mais aussi à faire. Pourtant cette démarche ne cherche aucunement à vulgariser l’acte de penser ni à lui donner une valeur purement marchande. Ce sont toutes ses valeurs qui pousseront l’enseignant de philosophie en lycée technologique qu’il a été durant 20 ans à repenser le fonctionnement d’une université populaire dans sa ville de Caen. Parce qu’il savait que le désir de savoir était considérable, Michel Onfray a pensé une Université populaire qui permette de mieux appréhender les débats, les forums, les rencontres, les séminaires, les universités d’été, les succès de librairie des classiques latins ou des essais, la multiplication des collections d’idées chez les éditeurs. Le succès des conférences organisées au sein de cette université, les débats, les questionnements, les envies suscitées par cette démarche ont poussé Michel Onfray à créer l’Université populaire du goût à Argentan. Là, Michel Onfray défend le « faire » après « le pensé » et a donné jour à des ateliers de cuisine, mais aussi à la création de jardins avec des professionnels reconnus. Que penser de « l’intérêt philosophique » de ces ateliers ? Ils offrent la possibilité à tous ceux qui les suivent de mieux connaître le cycle de la nature, de savoir attendre patiemment qu’elle offre ses fruits, de réfléchir ainsi à sa propre condition tout en agissant directement sur un facteur économique important pour le philosophe : permettre au plus grand nombre de cultiver son jardin. En outre, ces ateliers s’inscrivent pleinement dans la démarche philosophique que Michel Onfray décrit dans son dernier ouvrage. Avec Le recours aux forêts, la tentation de Démocrite, il s’appuie sur l’exemple de Démocrite qui fut dans la Grèce antique un philosophe matérialiste célébré et qui a décidé de parcourir le monde. Lors de son périple qui le mena jusqu’en Inde, Démocrite a constaté la vilenie des hommes, à son retour il fit construire une petite cabane au fond de son jardin pour y finir en sage le restant de ses jours. « Je nomme “tentation de Démocrite et recours aux forêts” ce mouvement de repli sur son âme dans un monde détestable, souligne le philosophe, le monde d’avant-hier, c’est celui d’aujourd’hui, ce sera aussi celui de demain : les intrigues politiques, les calamités de la guerre, les jeux de pouvoir, la stratégie cynique des puissants, l’enchaînement des trahisons, la complicité de la plupart des philosophes, les gens de Dieu qui se révèlent gens du diable, la mécanique des passions tristes que sont l’envie, la jalousie, la haine ou le ressentiment…, le triomphe de l’injustice, le règne de la critique médiocre, la domination des renégats, le sang, les crimes, le meurtre…Le repli sur son âme consiste à retrouver le sens de la terre, autrement dit, se réconcilier avec l’essentiel : le mouvement des astres, la logique de la course des planètes, la coïncidence avec les éléments, le rythme des saisons qui apprennent à bien mourir, l’inscription de son destin dans la nécessité de la nature. »

 
 
© John Foley / Opale
« Le repli sur son âme consiste à retrouver le sens de la terre et se réconcilier avec l’essentiel  »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le recours aux forêts. La tentation de Démocrite de Michel Onfray, éditions Galilée, 88 p.
 
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