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Murakami ou l’écriture comme un rêve éveillé
Grand amateur de jazz, passionné des chats et traducteur en japonais de plusieurs écrivains anglo-saxons (Scott Fitzgerald, John Irving, Raymond Carver, ...) Haruki Murakami est un auteur prolifique et reconnu mondialement. Adepte d'une forme très rafraichissante de surréalisme, il décortique, à travers la mélancolique banalité du quotidien, l'âme humaine dans ses recoins les plus intimes.

Par Georgia MAKHLOUF
2009 - 08
Sur le site officiel de Murakami, une photo envahit l’une des pages. Elle représente un visage d’homme en gros plan, portant des lunettes. Un œil est ouvert sur le monde, l’autre est entièrement voilé par des nuages. Cette image n’est pas anodine, elle exprime quelque chose d’important quant au positionnement de l’auteur, à sa posture d’écrivain, tout à la fois ancré dans le réel et engagé dans une contemplation qui l’emmène au-delà du monde visible. Elle représente une de ses convictions fondamentales, lui qui affirme qu’il écrit « comme on poursuit un rêve éveillé ».

Haruki Murakami est né en 1949 à Kyoto. Bien que son père soit enseignant en littérature japonaise, il ne se reconnaît pas forcément dans l’héritage classique de la littéraire nipponne et se tourne vers des études théâtrales, tout en formant des projets du côté du cinéma et de l’écriture de scénarios. Mais après ses études à l’université de Waseda, et comme il a le sentiment de n’avoir rien à dire, il se détourne des professions artistiques pour s’occuper d’un bar de jazz à Tokyo, le Peter Cat. Cat, oui, bien sûr, car si Murakami est un grand amateur de jazz, il est aussi passionné de chats, ses seuls vrais amis pendant une enfance solitaire et mélancolique. Et les chats qui se promènent en ombres chinoises sur son site Internet occupent également, sinon le devant de la scène, du moins une place importante dans nombre de ses romans et nouvelles.

Cette expérience qui dure huit ans le nourrit à son insu. Pendant huit ans, il voit défiler une grande variété de clients dans son bar, écoute leurs récits, observe leurs comportements et leurs rituels, devine leurs blessures secrètes. Il n’envisage toujours pas d’écrire jusqu’au jour où, se plaît-il à raconter, il a la révélation de cette nécessité d’écrire, comme d’autres rencontrent Dieu. Cela se passe en 1978, alors qu’il se trouve au stade Jingu pour assister à un match de baseball. Dave Hilton, un joueur américain, s’apprête à frapper la balle. À l’instant précis où il réussit son geste, Murakami est comme traversé par une illumination, un éclair : il va écrire un roman. Cette « épiphanie », il la raconte sur son site Internet, sans y apporter plus d’éclaircissements. Il va donc écrire. Son premier roman, Écoute le chant du vent, publié en 1979, remporte le prix Gunzo. Plusieurs romans à succès vont suivre, qui établissent sa renommée. Lui chez qui on décèle déjà une influence occidentale marquée, tant dans son univers littéraire que dans son mode de vie, décide de partir vivre à l’étranger, en Europe d’abord, puis aux États-Unis. Il enseignera la littérature japonaise à Princeton, et traduira plusieurs écrivains américains, dont Scott Fitzgerald, John Irving et surtout Raymond Carver qu’il considère comme son « plus grand ami en littérature ». Mais c’est Kafka qui est un de ses auteurs favoris, une des influences majeures sur sa démarche d’écrivain, et il lui rend hommage à sa façon en donnant à son héros le nom du grand écrivain dans un de ses romans le plus abouti Kafka sur le rivage.

Murakami revient vivre au Japon en 1995, un Japon fragilisé, éprouvé par le tremblement de terre de Kobe et l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo. Il ressent en effet comme nécessaire ce retour dans son pays natal éprouvé, à l’instar d’un Fitzgerald qui rentre aux USA en 1929, au moment de la grande crise. « J’ai pensé que j’avais à nouveau un rôle à jouer dans mon pays en tant qu’auteur », affirme t-il. Ces tragédies lui inspireront d’ailleurs son recueil de nouvelles Après le tremblement de terre.

Les écrits de Murakami, romans ou nouvelles, bien qu’ancrés dans le quotidien banal, se situent souvent du côté du fantastique. En effet, ce quotidien prosaïque où l’on mange des pâtes reçoit des coups de téléphone et passe l’aspirateur, se met à dérailler, et les repères habituels de la normalité sont bousculés : des poissons tombent du ciel en une pluie abondante, des chats dialoguent avec des humains, des personnages publicitaires (Johnnie Walker ou le colonel Sanders de Kentucky Fried Chicken) interviennent de façon énigmatique dans le parcours des héros, des vivants pactisent avec des morts. Et les personnages principaux, s’ils sont souvent parfaitement ordinaires, ont une incroyable faculté à accueillir simplement, presque passivement, ce qui leur arrive d’inconcevable ; c’est cela peut-être, plus que toute autre qualité, qui fait d’eux des héros.

Murakami est un écrivain qui aime à parcourir les frontières du réel, à en explorer les limites : frontières entre le familier et le menaçant, le conscient et l’inconscient, le réel et l’imaginaire, le monde des vivants et celui des morts. Il affectionne les personnages qui échappent à la matérialité, les phénomènes sans rationalité, les discontinuités du temps et de l’espace, les courts-circuits du monde sensible, tous les invisibles agissant qui nous entourent. Car, comme le dit l’un de ses personnages : « La vérité n’est pas forcément dans la réalité, et la réalité n’est peut-être pas la seule vérité ».

Le dernier livre de Murakami apporte une tonalité différente au sein de son œuvre. Autoportrait de l’auteur en coureur de fond tient tout à la fois du journal, de l’essai, de l’éloge. Il y raconte ses débuts d’écrivain, depuis ce fameux 1er avril 1978 où il décide de vendre son club de jazz pour écrire un roman. Assis à sa table, il fume comme un sapeur et commence à prendre du poids. Il décide alors de s’imposer une discipline de fer et de pratiquer la course à pied. Mais pour courir comme pour écrire, il faut de la patience, de la persévérance, de la concentration. La course comme métaphore de l’écriture ? Sans doute. Car courir est un moyen de mieux se connaître, de s’éprouver, de surmonter sa douleur, de mettre en harmonie le corps et l’esprit. Et Murakami court. Dix kilomètres par jour, six jours par semaine. Et pendant ce temps, la plume court aussi sur le papier... Il affirme qu’une grande partie de ses techniques de romancier proviennent de ce qu’il a appris en courant : « Si je n’avais pas décidé de courir de longues distances, les livres que j’ai écrits auraient été extrêmement différents. » On veut bien le croire. Mais on préfère sa plume mélancolique et son univers surréaliste à ce récit qu’il a eu, de son propre aveu, « quelque scrupule à écrire ».




 
 
D.R.
« Si je n’avais pas décidé de courir de longues distances, les livres que j’ai écrits auraient été extrêmement différents »
 
BIBLIOGRAPHIE
Autoportrait de l’auteur en coureur de fond de Haruki Murakami, Belfond, 180 p.
 
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