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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Ahmad Beydoun, humaniste multidimensionnel
Écrivain, sociologue, historien et libre penseur, Ahmad Beydoun poursuit depuis une quarantaine d’années une réflexion créative et rigoureuse sur le système sociopolitique libanais. Portrait d’un intellectuel polyvalent.

Par Antoine DOUAIHY
2009 - 04
Ahmad Beydoun vient de publier chez Actes Sud un recueil édifiant intitulé La dégénérescence du Liban ou la réforme orpheline. Basé sur quatre « leçons » données au Collège de France en mai 2008, cet essai est l’aboutissement d’une très longue réflexion sur le système politique libanais. Beydoun y analyse la crise majeure dans laquelle se débat le Liban et présente les démarches et les mesures visant à déconfessionnaliser un État menacé « dans son existence même », sans avoir d’illusions sur les énormes obstacles susceptibles d’entraver une telle mutation. Par ailleurs, l’auteur achève actuellement un ouvrage de 700 pages, en deux volumes abondamment illustrés, sur la vie et l’œuvre de Riad el-Solh, dont la date de parution n’est pas encore fixée.

Vers la fin des années soixante du XXe siècle, le nom d’Ahmad Beydoun figurait parmi une poignée d’intellectuels œuvrant pour le renouvellement du marxisme au Liban. Ce fut alors la naissance de la « Nouvelle Gauche » dont les deux mouvements essentiels s’unirent pour former l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL), bête noire à l’époque du Parti communiste libanais. Beydoun, membre du bureau politique de l’OACL, ne tarda pas, au milieu des années soixante-dix, à quitter la mouvance marxiste et avec elle le militantisme au quotidien, pour se remettre en question et pour devenir de plus en plus un contemplateur avisé, un témoin clairvoyant et un fin analyste des réalités libanaises. Dès lors, les valeurs de libanité, de démocratie, de libertés individuelles, le souci de « cultiver son jardin » national – abritant tant d’espèces, traversé par tant d’orages – se substituent en lui aux vieux rêves internationalistes.


Une gamme infinie de nuances

Dans sa thèse de doctorat Identité confessionnelle et temps social chez les historiens libanais contemporains, publiée en 1984, Beydoun développe une approche critique de l’historiographie libanaise au XXe siècle, dévoilant derrière les discours et les versions des faits de ses divers auteurs les attitudes idéologiques confessionnelles qui les guident.

La période 1975-2009, extrêmement agitée, n’a pas manqué de lui fournir mille thèmes de réflexion traités dans une dizaine d’ouvrages, la plupart en langue arabe, certains en français ou réécrits en cette langue, plus une multitude de contributions à des colloques et travaux collectifs. Dans son livre Le Liban : itinéraires dans une guerre incivile, il regroupe les articles écrits sur la guerre du Liban, entre 1975 et 1989, tandis que les articles portant sur l’après-guerre figurent dans son ouvrage intitulé La république intermittente : les destinées de la formule libanaise après l’accord de Taëf.

Dans Les aventures de l’altérité, Beydoun analyse l’émergence, sans complexe et sans masque, des identités confessionnelles libanaises grâce, en grande partie, à la guerre de 1975 qui les a libérées de tout souci de camouflage, de toute honte, et dans La formule, le pacte, la Constitution, il pose le problème du système démocratique et son aptitude à résoudre les conflits du Liban.

Si l’on ajoute à tout cela les ouvrages ou les articles de Beydoun consacrés à la réforme de l’Université libanaise, à la guerre de l’été 2006 entre le Hezbollah et Israël, au phénomène d’émigration, et à bien d’autres sujets spécifiques, se dressera devant nous une grande fresque d’« études libanaises ». Mais l’ensemble de ces approches et travaux ne constitue pas, pour autant, une théorie générale des structures sociopolitiques du Liban. Une telle généralisation ne semble pas figurer parmi les priorités de l’auteur, porté vers le fragmentaire et le concret. Fortement imprégné d’esprit scientifique, de relativisme, d’objectivité, d’impartialité, de subtilité et de cette « gamme infinie des nuances » que Maupassant attribue au « regard moderne », Beydoun se garde de trop s’aventurer sur les chemins des affirmations et des vérités définitives, longtemps véhiculées par les religions et les idéologies, et dont les traces sont loin d’être négligeables dans les sciences humaines. Pour cela, un certain scepticisme, plus ou moins explicite, est inhérent à ses écrits. Serait-ce dû aussi à ce « penchant plutôt pessimiste » qu’il perçoit en lui « depuis longtemps » et qu’il avoue dans un entretien accordé à la revue al-Tibaa en 1988 ?

La nostalgie de la littérature

Quoi qu’il en soit, cette prudence épistémologique explique d’autres aspects et attitudes d’Ahmad Beydoun. En dépit de ses prises de position courageuses sur beaucoup de questions – dont la guerre de l’été 2006 –, certains auraient souhaité qu’il aille plus loin encore, à l’instar d’autres intellectuels d’origine chiite qui s’expriment d’une façon plus radicale, au risque de couper les ponts avec les forces du « fait accompli », notamment le Hezbollah. Dans un entretien avec le journal as-Safir, publié le 23 juillet 2004, Beydoun se situe à la fois et dehors et dedans sa communauté d’origine. Après avoir énergiquement refusé d’être défini d’une façon confessionnelle, il précise toutefois : « Je n’ai en principe aucune envie de m’isoler de la collectivité chiite. Je ne veux nullement arriver à une situation de rupture totale avec cette communauté. Je tiens aux liens que j’ai avec les lieux et les personnes que je connais, avec les souvenirs, les relations présentes, les désirs et autres. » Ne pourrions-nous pas y voir un souci profond d’équilibre, voire de coexistence, entre l’idéologique et le sociologique, le conceptuel et l’existentiel, quel que soit le potentiel de divergences ou de contradictions qui les sépare ?

Cet intellectuel lucide, humaniste et multidimensionnel, privilégiant parfois la nature à la culture – ou, du moins, leur accordant une importance égale –, s’accommode bien d’une telle situation. Dans le même entretien avec as-Safir, il parle de ses goûts et comment il apprécie, en même temps, des textes préislamiques et d’autres fort modernes, déclarant que le conflit entre patrimoine et modernité ne s’est jamais posé à lui. Il va plus loin, ajoutant : « Le fond du problème est que je n’ai jamais eu la conviction que nous vivons dans une seule époque ou un seul endroit. Le temps est un espace de changement, et non pas un champ de guerre entre les époques ou les goûts. Celui qui emprisonne son identité dans un seul endroit s’enferme dans une cuirasse de peur et nuit énormément à lui-même et à son identité. » Mais, qu’il soit en dehors ou dedans la communauté, dans une telle ou telle autre époque, Beydoun s’attache sans la moindre concession à son bien le plus précieux: sa liberté d’esprit.

Reste à dire que derrière le soin patient qu’il apporte à la langue et ses inépuisables nuances, apparaît quelque chose qui ne peut être que la nostalgie de la littérature. Ce n’est pas par hasard qu’il a publié un recueil de poèmes et écrit le scénario d’un film. Lors du cérémonial organisé en son honneur en 2007 par le Mouvement culturel-Antélias, il s’est longtemps attardé sur le phénomène d’écriture et est allé jusqu’à suggérer qu’il n’est pas sûr que ce qu’il a écrit est vraiment ce qu’il désirait écrire. Ahmad Beydoun est manifestement hanté par d’autres chemins. Serait-il de ceux qui, comme nous, croient avec Dostoïevski, que c’est la beauté – et nulle autre chose – qui sauvera le monde ?




Ahmad Beydoun signera son livre à la librairie al-Borj mardi 7 avril à 17 heures.
 
 
« Le temps est un espace de changement, et non pas un champ de guerre entre les époques ou les goûts. »
 
BIBLIOGRAPHIE
 
2020-04 / NUMÉRO 166