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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Bernardo Carvalho, l’inventeur aux sources du secret
Traduit en dix langues, l’écrivain brésilien Bernardo Carvalho a toujours prôné le développement d’une  « littérature radicale originale et invincible » qui n'a pas peur de questionner l'Autre.

Par Ritta BADDOURA
2009 - 03
«Je ne vois aucune métaphore dans ce que je dis » ouvre le dernier roman de Bernardo Carvalho : Le Soleil se couche à São Paulo. Celui qui s’engage pour des « livres de fiction militants », est né en 1960 à Rio de Janeiro. Ancien correspondant de la Folha de São Paulo à Paris et à New York, il aime le dialogue et l’échange, s’aventure dans les questionnements hors du tracé ordonné des autoroutes. Il recherche un vacillement violent entre expression immédiate de la réalité d’une part, et l’invention fictive extrême d’autre part. Junichiro  Tanizaki, qu’il a toujours lu, représente pour lui « l’éloge de la fiction ». Alors que les Japonais semaient les atrocités, Tanizaki publie Brume de neige, ouvrage racontant le voyage de jeunes filles à Kyoto afin de voir les cerisiers en fleurs. Ce roman est alors interdit. « Tanizaki marque le début d’un monde qui n’existe pas avant lui, lorsqu’on ne lui demande qu’un monde de tradition et de répétition. Ce qui est intéressant au contraire, c’est la rupture, dans la vie et dans l’écriture. »

Les questionnements de Carvalho ne s’arrêtent pas aux concepts intellectuels abstraits mais impliquent une épreuve de réalité du corps par la découverte de cultures autres. Ses romans sont le prolongement et l’empreinte de son expérimentation de l’identitaire. Il veut éviter les « formules » qui tuent l’imaginaire, la « répétition » stérile de schémas narratifs. Il aimerait écrire des récits qui parlent aux gens, correspondre avec eux à travers la littérature, sans pour autant correspondre à leurs attentes de facilité, d’(auto)biographies véridiques et de nationalismes aveugles. « Aux USA par exemple, on encourage la littérature qui ne s’exprime que par l’expérience personnelle de l’auteur, on en reste au fait d’être noir, homosexuel. Au nom du multiculturalisme, on ignore le reste du monde parce qu’on a soi-disant le monde en soi. » « Exaspéré à un point » par le panorama contemporain amateur de « réalité pure ou de création pure parce que la réalité n’existe pas », Carvalho se tourne vers la subversion de la réalité par l’invention. Après une trilogie où les personnages se transforment, de tome en tome, en ce qui leur est le plus opposé et différent, il enclenche un nouveau cycle de romans où le narrateur tente une rencontre avec un Autre disparu, avec le mystère de son être à partir du puzzle inouï de ce qui de lui est connu ou ignoré. « J’ai lu un article sur l’anthropologue nord-américain Buell Quain lequel se suicide à l’âge de 27 ans au cours d’un séjour en août 1939 chez les Indiens Kraho. Cela m’a ému et déclenché quelque chose en moi. J’ai alors décidé de mener une enquête pour savoir pourquoi il s’est suicidé et suis allé rencontrer la tribu des indiens. J’ai écrit  Neuf nuits, roman dans lequel réalité et fiction se mêlent…  Mais il est  impossible de savoir pourquoi les gens se suicident. »

L’œuvre de Bernardo Carvalho est habitée par la disparition et la mort, la quête du passé pour un présent plus clair, les ombres de secrets personnels et familiaux, la solitude épurée à la profondeur d’amours impossibles. L’intime et l’histoire, le mensonge et la transparence s’entrelacent au fil de récits où la littérature est souveraine et actrice intégrante des trames narratives. Prophétique et fondatrice, elle annonce les circonstances de mort ou de survie autant qu’elle les crée. Dans  Le Soleil se couche à São Paulo, titre que l’auteur qui voulait être cinéaste à 12-13 ans désirait donner à l’un de ses films, le narrateur conçoit « avoir toujours pensé qu’il était capable d’écrire et de se sauver ». Un soir, Setsuko, l’énigmatique propriétaire japonaise d’un sushi bar de São Paulo, lui confie l'étrange tâche de consigner en portugais les épisodes de triangles et losanges amoureux dont elle fut autrefois témoin. Lorsqu’elle disparaît, le narrateur décide d’aller au Japon, pays dont il ignore la langue et la culture,  retrouver les morceaux perdus de l’intrigue et son sens. Sur une scène où l’avancée technologique côtoie les masques du théâtre Kyogen, le narrateur confronte la complexité des jeux d’identité que les êtres adoptent face à la perte de ce qui leur est le plus cher. « On n’écrit que lorsqu’on a peur de perdre et on perd toujours », dit Mishiyo, l’un des personnages. Le narrateur écrit et les personnages écrivent : des lettres, annonces, testaments. Eux aussi, sans le savoir, semblent penser que l’écriture pourrait les sauver. Poison et antidote, la littérature apparaît aussi dans le roman comme un mal. Le sushiman parle « d’un homme qui se serait suicidé à cause de la littérature ». Cependant, Carvalho s’oppose au sombre de la littérature lors de notre entrevue : « C’est comme pour la religion, j’ai foi en l’écriture. C’est inexplicable, paradoxal. Je ne sais pas si elle lave de la honte, je n’y avais pas pensé. Non, l’écriture ne sauve pas de la honte, parce que celle-ci n’est pas un obstacle, mais plutôt un problème dans un sens positif. L’écriture vient défaire des nœuds, là où quelque chose de mal a été fait, l’écriture vient mettre du bien. Je ne suis donc pas d’accord avec mon personnage. Ce qui m’émeut le plus, c’est la solidarité, ce sont les gens qui ont de l’amour pour quelqu’un qui n’a rien à voir avec eux. C’est peut-être en ce sens-là que l’écriture sauve, en établissant des liens, des rapports romanesques, entre personnes qui ne se connaissent pas. »


Les personnages de Le Soleil se couche à São Paulo  font un passage, presque initiatique, par l’autre. « Les hommes et les femmes se font passer pour d’autres pour remplir la promesse de ce qu’ils sont », lit-on dans le roman. Ils miment, remplacent, s’aiment sans le savoir. Une orgie sacrée et secrète des sens a lieu dans ce roman. Les personnages, se réinventant, ressemblent à des cerfs-volants, gardant une extrémité liée à jamais à un amour perdu et qu’ils ne veulent pas laisser mourir. Dans le risque de la perte de soi, ils transforment leur identité –sexuelle, sociale, culturelle, nationale – par la métaphore du masque du Kyogen, masque qui voile et révèle à la fois. « Je pense que l’identité est une construction », dit Carvalho. « Parler une langue et vivre dans un lieu ne suffisent pas pour y appartenir. Même s’il est très dur de ne pas appartenir à un endroit, de se sentir sans maison et sans pays, il reste que c’est l’endroit que je cherche en tant qu’écrivain, cet endroit-là entre les choses. (…) La nation est une corporation hypocrite qui ôte toute clairvoyance. (…) Le Brésil est un pays méchant, injuste, un pays du tiers-monde. En étant brésilien, on ne gagne rien, et c’est une chance d’être dans un endroit qui ne vous donne rien, ça vous fait voir les choses autrement. Au-delà de l’expérience et du contexte, réels, de vie, il existe une marge de manœuvre et de création possible – de soi et des autres – notamment par la littérature. Chacun peut inventer son style. »

« Au Japon, je ne vois pas et je ne suis pas vu », pense le narrateur, mais c’est exactement à la place de la tache aveugle que la vérité se montre à lui. C’est également sur cette surface invisible que Carvalho écrit. Sa puissance est celle du caméléon et de la sphinge. Il continue à puiser en ses thèmes de prédilection, et répète en transformant, en échappant par de nouvelles énigmes à l’impasse de la copie. L’obsession qu’il a du secret ne cesse d’animer son inventivité redoutablement originale. Fasciné par les personnages de ses romans, il les écoute, étonné de ce qu’ils pensent, parfois en désaccord avec eux, parfois en empathie devant leurs intentions. Son écriture nous présente une lecture subtile et étonnante de l’« être ou ne pas être » shakespearien. Elle révèle la beauté magnétique et féconde des contradictions. Dans son roman, le plus captivant peut-être de l’automne 2008, nous lisons : « La beauté orientale nait des ombres projetées sur ce qui est en soi insignifiant. (…) Personne ne verrait la beauté d’une lune d’automne si elle n’était plongée dans l’obscurité (…). Le contraire est ce qui nous ressemble le plus. »




 
 
© John Foley / Opale
« Je pense que l’identité est une construction. Parler une langue et vivre dans un lieu ne suffisent pas pour y appartenir »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Soleil se couche à São Paulo de Bernardo Carvalho, traduit du brésilien par Geneviève Leibrich, Métailié, 2008, 176 p.
 
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