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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait

Né à Beyrouth en 1952 de père britannique et de mère libanaise, Percy Kemp est l’auteur en français de cinq romans qui lui ont valu les éloges de la critique. Il nous revient avec un roman troublant, Le vrai cul du diable. Portrait d’un gentleman aux vies multiples.

Par Georgia MAKHLOUF
2009 - 02
Avant de devenir romancier, Percy Kemp a été tour à tour militant politique passionné, très engagé dans la guerre du Liban ; universitaire de haut vol à Oxford, Londres et la Sorbonne, partageant pendant un temps les recherches d’André Miquel au Collège de France ; puis « consultant en stratégie politique » et conseil de nombreuses entreprises. « Ces différentes vies sont en réalité une, dit-il, puisque tout ce que j’ai pu faire se rapporte aux mots. Dans tout ce que j’ai fait jusque-là, ce rapport aux mots est le dénominateur commun. J’ai traité avec les mots beaucoup plus qu’avec le réel. »  Sa vie actuelle serait-elle le dernier avatar de son parcours atypique ? Peut-être. Il continuera à écrire, c’est sûr, mais il pressent qu’il abordera sans doute de nouvelles façons d’écrire, qu’il entretiendra un rapport différent aux mots car, avec un art maîtrisé du paradoxe, il affirme : « L’écriture m’a guéri des mots. Je me suis en effet rendu compte qu’à chaque fois qu’on élève une statue à quelqu’un, à un groupe, à une cause, c’est en fait à sa propre gloire qu’on l’érige. » On lui fait remarquer que, dans les articles qui lui ont été consacrés au fil de sa carrière de romancier, deux qualificatifs reviennent qui soulignent tout à la fois son cynisme et son élégance, élégance de la plume et de la construction, cynisme du romancier à l’égard de ses personnages. Il concède un certain cynisme, qui lui permet, dit-il, de « jouer cartes sur table », d’annoncer très tôt et très clairement la couleur. Mais ce cynisme n’est acceptable qu’accompagné du deuxième terme du couple dont il est complémentaire, l’élégance de la forme. « Je ne suis pas cynique pour le plaisir de l’être, ni élégant par préciosité. Les deux termes ne fonctionnent que liés l’un à l’autre. »

On peut distinguer dans le travail de Percy Kemp deux veines très différentes : le registre espionnage avec sa toile de fond politico-stratégique (on se souvient du fameux thriller Le système Boone, paru chez Albin Michel, qui lui a valu d’être comparé à John Le Carré) ; et un registre qu’on pourrait qualifier d’allégorique et qui tourne autour des sens. Son premier roman, Musc, prenait pour thème la disparition d’une fragrance ; le suivant, Moore le Maure, l’insensibilité au toucher. Son dernier titre est le troisième d’une «  trilogie sur les sens » et il y parle du regard. Avec Le vrai cul du diable qui vient tout juste de paraître aux éditions du Cherche Midi, Kemp raconte l’histoire d’Anna Bravo, proche collaboratrice d’un ministre de l’Intérieur et futur candidat à la présidence de la République (qui rappelle furieusement Sarkozy), et qui entretient un rapport particulier avec les miroirs. Cette relation ambiguë, Anna la doit à son éducation, assurée par son père et sa grand-mère maternelle depuis la mort de sa mère.

Anna avait douze ans lorsque sa grand-mère la surprit un soir devant un miroir, maquillée et vêtue d’une robe et de souliers ayant appartenu à sa mère. Cette femme austère et dévote l’avait alors vertement tancée et sermonnée sur les méfaits du miroir qui « détournait les hommes de Dieu et, en flattant leur vanité, les menait sur le chemin de la perdition. Le miroir, lui avait-elle lancé, est le vrai cul du diable », reprenant à son compte une croyance datant du Moyen Âge. Depuis, Anna cultive une méfiance profonde pour les miroirs et les images spéculaires. Si elle s’y mire, elle refuse de se laisser séduire par la magie du reflet, prenant en cela le contre-pied de ses contemporains qui se vautrent dans les apparences, se shootent aux images et se pâment devant les icônes. Jusqu’au jour où Anna tombe en arrêt devant un meuble d’angle vénitien du début du XVIIIe siècle avec son miroir de Murano et qu’elle n’a de cesse de l’acheter et de l’installer chez elle. Et là, sa vie va basculer.

On l’aura deviné, ce récit se veut une réflexion sur le jeu des apparences (« l’infinie douceur des apparences »), le décalage entre la perception que nous avons de nous-mêmes et celle que les autres ont de nous, l’impossibilité de se reconnaître dans le regard d’autrui. Mais également sur l’avènement d’une ère de la transparence qui prendra le relais de l’actuelle ère des apparences, et ce à la faveur de la généralisation des systèmes de vidéosurveillance qui multiplient les images tout en niant toute subjectivité du regard. On a envie de savoir comment est né ce dernier roman où l’on retrouve sa plume incisive, sa maîtrise de la construction (en chapitres courts et nerveux) et, surtout, la grande originalité de l’intrigue. « Comme tous mes livres sur les sens, celui-ci a été suscité par une vraie sensation. J’ai acheté un jour cet étrange miroir véridique et quand je m’y suis miré, j’ai ressenti un tel choc à la vue de mon déroutant reflet que je l’ai rangé dans un placard pendant des années. Puis, j’ai eu envie d’y revenir, j’ai eu envie d’écrire à ce propos en vivant avec le miroir. Ce que j’ai fait deux ans durant. Le choc ressenti par Anna Bravo, je l’ai donc ressenti moi-même. » Au fil de l’écriture s’est mise en place une réflexion sur « notre incapacité à accepter le monde tel qu’il est. Nous recherchons la sécurité à tout prix,  nous construisons des systèmes qui nous protègent du changement, alors que le changement est inhérent à la vie même. Puis ces systèmes se retournent contre nous et finissent par nous détruire ». Il explique que le changement que nous aurions le plus de mal à accepter serait la perte de notre ego et de notre place centrale dans l’univers. La Renaissance avait en effet, en déplaçant Dieu, placé l’homme au centre de l’univers. Mais aujourd’hui, la notion d’individu a subi de profondes modifications et il en veut pour preuve les débats actuels concernant les greffes, le clonage, mais aussi les atteintes aux libertés face à la multiplication des systèmes de surveillance. « De plus en plus, l’individu est objectivisé, il cesse de compter en tant que personne singulière, il s’efface derrière sa fonction. Nous tous, comme Anna Bravo, avons beaucoup de mal à accepter la perte de valeur de l’ego. » Mais l’issue doit-elle être si tragique, si désespérante ? Il répond en philosophe que « la mythologie est pleine de ces récits d’effacement de l’ego, de mutilation comme initiation volontaire, comme passage à une connaissance supérieure. »

La référence à la mythologie grecque n’étonne pas chez lui. De plus en plus, il y revient, comme à toute la pensée grecque, d’Homère à Socrate ou Platon, parce qu’elle permet de mettre en perspective, parce qu’elle éclaire son travail de politologue et permet de comprendre à la lumière de l’histoire. « Quand on voit quel prétexte Agamemnon utilise pour rentrer en guerre contre Troie, alors que tout ce qu’il voulait, c’était de s’emparer d’un fabuleux butin, on se dit que très peu de choses ont changé. » Il soulignera, plus tard, qu’il se sent « plus troyen que grec, bien plus proche d’Hector que d’Achille », car « de sa marginalisation, on peut tirer une grande force ». Parlerait-il du Liban à mots couverts ?

On a envie de savoir si le Liban reste présent pour lui aujourd’hui ou si le lien s’est distendu, à la faveur de son éloignement. Il explique qu’il n’y pense ni sur le mode du regret et de la nostalgie ni sur le mode de l’inquiétude quant à l’avenir. Sa relation au pays, il ne la vit donc pas au passé ou au futur, mais au présent : « Le Liban reste en moi dans un rapport qui est hors du temps ; il est l’éternel présent. Non pas sur un registre lyrique, mais simplement parce que j’estime que le temps n’existe pas : qu’il n’est qu’une invention de notre pensée qui a besoin de lui pour exister. »


 
 
D.R.
« Je ne suis pas cynique pour le plaisir de l’être, ni élégant par préciosité »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le vrai cul du diable de Percy Kemp, Le Cherche Midi, 168 p.
 
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