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Portrait
Nina Bouraoui ou l’incandescence du désir
Deux ans après Mes mauvaises pensées et son prix Renaudot, Nina Bouraoui quitte les rives de l’autobiographie et nous revient avec un court roman, magnifique de simplicité et d’intensité : Avant les Hommes. « J’ai tourné la page du “je” autobiographique », confie-t-elle. Rencontre au Lutetia, à Paris, avec l’écrivain franco-algérienne, au seuil d’une nouvelle mue littéraire.

Par Lucie Geffroy
2007 - 07
À 40 ans (elle en paraît dix de moins), Nina Bouraoui publie donc son dixième roman qui retrace l’histoire de Jérémie, 17 ans, dévasté par ses désirs inassouvis pour les hommes en général et pour son copain, Sami, en particulier. Même si les thèmes sont ceux habituellement développés par l’auteur – la jeunesse, l’homosexualité, le désir –, ce dernier roman marque une étape en ce qu’il rompt avec le genre autobiographique de ses derniers livres.  « Dans mes Mauvaises pensées, j’ai donné beaucoup de moi-même, sans tabous, révélant les rapports très forts que j’ai eus avec ma mère, avec l’Amie, etc. Aujourd’hui, j’ai fait le tour de ce qui m’a caractérisée en tant qu’écrivain : la double culture, l’Algérie, les femmes. J’avais envie de revenir à l’immense liberté du roman. Avec Avant les hommes, je souhaite tourner la page du “je” autobiographique », explique-t-elle.
On connaît l’histoire de Nina Bouraoui. Née en Bretagne en 1967 d’une mère bretonne et d’un père algérien, elle vit les quatorze premières années de son existence à Alger, avant de quitter brutalement les lieux de son enfance pour un Paris au ciel gris et une France qui lui semble si étrangère. « Je n’ai jamais quitté l’Algérie, on m’a arrachée à elle. J’avais tout là-bas. Le déracinement a été très violent. J’ai dû apprendre à revivre en France. C’est comme si j’étais née deux fois. C’est par l’écriture que j’ai revisité l’Algérie. » Son premier roman, La Voyeuse interdite (1991), qui dénonçait l’injustice de la condition féminine au Maghreb, reçoit un prix littéraire, mais c’est Garçon manqué (2000) et surtout La Vie Heureuse (2002) qui la feront connaître, avec cette ombre de l’Algérie qui revient à chaque livre, qui habite littéralement son écriture. Pour autant, Nina Bouraoui refuse l’étiquette d’« auteur francophone » qu’on lui colle dès ses débuts. « Quand on n’a pas un nom français, on vous catalogue. Moi j’appartiens à une caste à part, je suis métisse, je suis mixte. Mais même si je n’ai fait que naître en France et que j’y ai vécu tard, je suis totalement française. Je n’ai jamais parlé l’arabe. Je le comprends, je le déchiffre, mais c’est tout. À vrai dire, je n’ai jamais eu à choisir entre l’arabe et le français pour écrire. » Elle le dit elle-même : si sa mère avait été algérienne et son père français, les choses auraient été différentes (« il ne faut pas rêver, ce sont les mères qui élèvent les enfants... »). Son écriture, charnelle et sensuelle, n’en reste pas moins imprégnée d’ « orientalité » – réelle ou fantasmée. Le corps, la lumière y sont omniprésents. « Je me sens parfois très arabe dans mon attachement aux éléments, à la mer, au ciel, souligne-t-elle. C’est en Algérie que j’ai éprouvé mes premiers chocs esthétiques. J’ai été aussi profondément marquée par la musique arabe : Fayrouz, Abdel Wahab… »

Se définissant davantage comme une artiste que comme une intellectuelle, Nina Bouraoui aime malaxer l’écriture, la sculpter, la ciseler dans un style très sensitif. Avec Avant les hommes, elle revient à une écriture plus abrupte, plus simple que dans Mes mauvaises pensées où les phrases sinueuses, ininterrompues, signalaient une pensée tourmentée, pleine de méandres. Mais on trouve toujours le souffle de l’auteur, cette force, cette puissance du langage : « J’ai compris que la vie de ma mère blessait la mienne au rasoir, nous n’existons pas au même moment », fait-elle dire à son narrateur Jérémie. Et ces évocations magnifiques d’un désir porté à l’incandescence : « J’ai rêvé de ta peau qui passait à la mienne, je me sentais bien en toi, sur toi, tout autour de toi, j’étais dur, j’étais doux, j’étais le monde et l’absence du monde, nous n’avions plus de temps, plus d’espace, nous étions tout le temps, tout l’espace, j’entendais loin de nous la neige tomber dans un autre jardin que le mien, je sentais tout le feu de l’été nous pénétrer, nos sangs montaient ensemble, du cœur à la tête comme deux flèches empoisonnées, nous échangions nos salives, je me sentais plus fort parce que je pouvais te regarder à l’intérieur, le ciel n’était pas bleu, il était rouge comme le sont nos veines qui se croisent, nous nous sommes perdus l’un dans l’autre, puis nous avons retrouvé notre histoire. » Lors de la remise du prix Renaudot, Jean-Marie Le Clézio avait prédit : « Nina Bouraoui est un grand écrivain, c’est quelqu’un qui a une carrière devant elle. C’est une voix forte de la littérature d’aujourd’hui. » Nina Bouraoui est en pleine mue littéraire. Gageons que la page qui se ferme avec Avant les hommes en ouvrira une autre, plus belle encore !




 
 
© Anne Ferrier
« Quand on n’a pas un nom français, on vous catalogue. Moi j’appartiens à une caste à part, je suis métisse, je suis mixte. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Avant les hommes de Nina Bouraoui, Stock, 89 p.
 
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