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Portrait
Sylvain Tesson, l'arpenteur sans dieu ni maître
Lauréat du prix Audiberti 2018, Sylvain Tesson succède à Michel Déon, Laurence Durell, Antonio Tabucci, Jacques Lacarrière, René de Obaldia, Jean-Noël Pancrazi, Daniel Rondeau, ainsi qu'à Vénus Khoury-Ghata qui lui a récemment rendu le bel hommage que nous reproduisons ci-dessous :

Par Vénus Khoury-Ghata
2018 - 10
Fuir les villes surpeuplées avait propulsé l’écrivain voyageur en Sibérie, sur une berge du lac Baïkal avec le strict nécessaire pour survivre : une hache pour fendre le bois et se chauffer ; un couteau pour éviscérer le poisson péché dans une crevasse du lac gelé ; une poêle pour le faire frire. Le bonheur dans son assiette, dans son verre de vodka, pour seuls interlocuteurs les philosophes et les poètes. 

Il y avait le poignard aussi pour affronter l’ours susceptible de rompre son jeun d’hibernation sur le premier venu. Inutile d’appeler à son secours. Trente-cinq kilomètres de lac gelé le séparent de son plus proche voisin. Cinq heures de marche sur l’eau comme le fit le Christ en son temps, avec la différence que le Christ n’aimait pas la vodka et ne lisait pas Nietzche, Giono, Shakespeare, Thoreau, Camus ; des hôtes faciles à gérer : « Pas besoin de leur préparer à manger, il suffit de tourner la page pour qu’ils rentrent chez eux. »
Ermite, ascète, ivrogne, ce sont ses propres termes, les livres lui tenaient lieu de seule société, la bouteille de vodka remplaçait la femme aimée. Séparation douloureuse, la tête enfouie dans fourrure de ses chiens, Tesson avait pleuré : « La fourrure, dit-il, absorbe bien les larmes. »

Des journées remplies à ras bord de tâches de toutes sortes ; faire le ménage de sa bicoque avec un soin maniaque, escalader la montagne à n’importe quel temps pour affronter l’ours, narguer la mort, mettre à l’épreuve ses propres forces, laver ses chiens après au retour, préparer leur repas et le sien, ce qui nous vaut des recettes alléchantes : « Un plat de roi, la silure fourrée aux airelles, enrobée de farine et frite dans l’huile, suave le lard de phoque découpé en tranches fines. » Repas arrosés de vodka, engloutis pieds sur la table construite de ses propres mains (quatre rondins de bois pour les pieds, deux lattes pour le tablier et l’horizon à ne partager avec personne) : « La table et moi, nous nous aimons beaucoup, c’est bon de s’appuyer sur quelqu’un », dit-il. 

Libre, dans un monde où il n’y avait rien à faire, Sylvain Tesson apprit à parler ours pour pouvoir dialoguer avec le plantigrade qui se tenait debout face à sa bicoque et le regardait le regarder. « Seule sa queue bougeait avec la grâce d’une ballerine du Bolchoï. » Que d’humour et de tendresse pour dire la brutalité du climat et les mœurs des voisins lointains qui faisaient irruption dans sa piaule. 

De la vodka au goulot pour fêter les retrouvailles, de la vodka pour neutraliser l’effet de la vodka jusqu’à ne plus pouvoir articuler un mot, communiquer par onomatopées, par grognements. « Parler raccourcit la vie », selon Tesson. La vodka en toutes circonstances : « Diluée dans l’eau, elle nettoie les vitres, à l’état pur, elle aide à supporter les journées sans fin quand la neige s’entasse sur la neige. »

De l’année passée dans la forêt de Sibérie, Sylvain Tesson rentre au foyer comme jadis Ulysse mais sans la fameuse toison, sans grande raison non plus, sa chute du toit escaladé après une soirée bien arrosée lui valut un séjour de six mois à l’hôpital et bon nombre d’opérations chirurgicales. Son beau visage cousu de toutes parts, un œil en moins, il entreprit la traversée de la France à travers crêtes et montagnes dès sa sortie de l’hôpital. 

Un nouveau défi de la mort, un nouveau livre aussi, Les Chemins noirs, une nouvelle déclaration d’amour à la planète maltraitée par ses habitants. Lui en confier le sort ne serait pas une mauvaise idée. Il la nettoierait de ses déchets et de ses êtres néfastes, la débarrasserait de sa crasse, la ferait briller comme un sou neuf. 



BIBLIOGRAPHIE
Dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson, Gallimard, « Folio », 2018, 304 p.
Les Chemins noirs de Sylvain Tesson, Gallimard, 2016, 144 p.
 
 
© Thomas Goisque
 
2020-04 / NUMÉRO 166