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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
« L’autre George » selon Mona Ozouf


Par Hervé Bel
2019 - 03

George Eliot (1819-1880), de son vrai nom Mary Ann Evans, est l’une des plus grandes écrivaines britanniques du XIXe siècle victorien. Dans son dernier livre, Mona Ozouf s’est penchée sur le parcours et l’œuvre de cette figure méconnue. 

George Eliot influença peut-être Marcel Proust. Dans ses Mémoires, Simone de Beauvoir se dit impressionnée par le personnage féminin du Moulin sur la Floss. Pourtant, en France, cette Anglaise qui prit un nom d’homme pour entrer en littérature – tout comme sa consœur George Sand qu’elle admirait – a sombré dans un oubli poli. La critique française à son sujet est peu prolixe : la dernière biographie date de… 1933. « Folio » n’a réédité que récemment ses principaux romans. 

Nul doute que les lecteurs avisés se précipiteront chez leur libraire après avoir lu l’ouvrage que fait paraître aujourd’hui Mona Ozouf. Superbe livre en vérité, qui n’est ni une biographie, ni un essai, ni un récit, mais un peu tout cela, et autre chose aussi, une œuvre littéraire en soi, par l’originalité de la démarche et le style si pur, si poétique. Élément important à noter, il n’est pas utile d’avoir déjà lu George Eliot. Mona Ozouf nous donne l’occasion d’une rencontre littéraire. Ce sont les plus belles, les moins décevantes qui soient. Elle parle de George Eliot comme d’une amie. Elle en raconte la vie et les pensées au travers de ses grands romans dont elle dévoile en partie les intrigues pour nous donner envie de les lire.

« Sacrée bonne femme ! », aurait-on envie de s’exclamer à propos d’Eliot après lecture. Elle n’eut pas le panache de « l’autre George » : elle ne portait pas de pantalon et ne fumait pas le cigare, n’éprouvait pas le besoin de provoquer pour exister, mais elle fit ce qu’elle voulut, pas plus, pas moins. Dans sa vie privée d’abord. En plein puritanisme victorien, cette femme, fille de régisseur de château, dont les photos font penser à une matrone austère, toujours vêtue de noir, fréquente à Londres John Stuart Mill, Herbert Spencer, et tombe amoureuse d’un journaliste marié, George Henry Lewes qui ne peut pas divorcer. Le scandale est énorme, elle se fâche avec sa famille mais elle ne faiblit pas : ils vivront ensemble jusqu’à la mort de Lewes en 1878. Germaniste et latiniste, elle traduit Spinoza, collabore à une revue prestigieuse et publie, encouragée par son compagnon, ses premières nouvelles en 1858 sous le nom de George Eliot, puis, l’année suivante, son premier roman Adam Bede qui recueille un immense succès, suivi de Moulin sur la Floss. Dès lors, sa renommée est telle que ses « frasques » sont pardonnées. Chez elle, on se presse le dimanche. On y croise parmi d’autres Charles Darwin, John Ruskin (autre grande admiration de Proust) et le jeune Henry James qui, plus tard, avouera ce que son art lui doit. 

Mais le grand roman de George Eliot, s’il y en a un à lire, c’est Middlemarch (1872), vaste fresque sur la vie de province en Angleterre, à travers le destin de Dorothea, jeune fille qui ressemble à George Eliot, comme elle enfermée dans le carcan victorien, mais lisant sans cesse et rêvant, à défaut d’autre chose, de se dévouer à un homme de grande envergure intellectuelle. Elle épousera Casaubon. Ce n’est que le début de l’histoire.

Découvrir l’œuvre de George Eliot c’est en effet aborder un monde. Ses romans ont l’ampleur de ceux des Russes. Ils foisonnent de personnages de milieux divers, de descriptions et d’intrigues. Car elle prend son temps. Son but, et elle y réussit, est de décrire la vie telle qu’elle est. Chez elle, pas de héros extraordinaire. Comme l’écrit Mona Ozouf, « à ses yeux l’ordinaire n’est jamais simple. Aux communs, aux laids, à ceux qui n’ont pas été désirés, l’existence réserve aussi des joies et des tristesses. La variété des situations humaines est suffisante à assurer leur complexité ». Le talent d’Eliot est de parvenir à nous passionner pour ces intrigues d’apparence banale qui parlent de nous.

Et puis, invisible mais prégnant, il y a le temps qui use et change les hommes. Alors que dans le roman anglais classique (Dickens, Collins) les personnalités des protagonistes sont invariables – le méchant reste méchant, le gentil de même –, les « héros » d’Eliot évoluent avec le temps, déçoivent ou au contraire ravissent. Elle n’a pas son pareil (si ce n’est Proust bien sûr) pour décrire les méandres des pensées et l’effet des années sur elles. Peu à peu, comme dans la réalité, les êtres créés par Eliot se transforment. Dorothea, l’héroïne de Middlemarch, est une chrysalide dont l’on suit la lente libération. Idem dans ce beau roman, relativement court, qu’est Silas Marner, où le héros éponyme découvre la tendresse, l’amour de l’humanité.

Il faut espérer que le livre de Mona Ozouf permettra à George Eliot de retrouver les lecteurs qu’elle mérite.

 
BIBLIOGRAPHIE  
L’Autre George. À la rencontre de George Eliot de Mona Ozouf, Gallimard, 2018, 243 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166