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Chroniques
Claude Lanzmann dans un miroir arabe


Par Farès SASSINE
2009 - 07
Écrire, pour un Arabe, sur Claude Lanzmann, plus particulièrement sur ses Mémoires, ne relève, ou ne doit relever, ni d’une fascination équivoque pour un personnage haut en couleur ni de la volonté de dénoncer sans partage un partisan inconditionnel de l’État d’Israël et de ses politiques les plus extrêmes. On peut être très sensible à son film sur la Shoah (1985) et comprendre sa quête d’une judaïté authentique au-delà de l’introversion du regard antisémite décrite par Sartre dans ses Réflexions sur la question juive (1946), on ne saurait passer outre un engagement sioniste indéfectible et totalement aveugle aux droits des Palestiniens et à leurs souffrances. Le directeur des Temps modernes depuis la disparition de Simone de Beauvoir en 1986 avait-il le droit de faire de cette revue prestigieuse et naguère attachée au dialogue et à l’équilibre dans le conflit israélo-arabe un porte-parole des courants sionistes les plus radicaux?? Maintient-il ainsi «?un cap de non-infidélité?» (p.413) alors qu’il décèle chez Sartre dès 1967 un penchant plus net pour la «?cause arabe?» (p. 401)?? Même les personnalités de la gauche israélienne ne trouvent pas grâce à ses yeux, ni Simha Flapan «?incroyablement conscient des raisons et des torts réciproques?» (p.397), ni Uri Avnery dont la critique de son propre pays est une «?expression paroxystique de la “conscience malheureuse” hégélienne?» (p.419)… Quand on est un fervent du «?caractère ludique?» de l’État sioniste, il ne faut peut-être voir que «?la réappropriation de la force et de la violence par les juifs d’Israël?» (p.58)?!

On peut retourner à Lanzmann le texte de De Gaulle, cité avec admiration, sur le refus de gracier Brasillach?: «?Dans les Lettres aussi, le talent est un titre de responsabilité, et il fallait que je rejette ce recours-là (…) parce qu’il m’était apparu que Brasillach s’était irrémédiablement égaré?» (p. 133). On peut lui répondre que l’article de Rodinson, qu’il regrette d’avoir laissé inaugurer le numéro des TM de 1967, «?Israël, fait colonial???», a énormément fait contre l’antisémitisme dans le monde arabe et ailleurs. Mais surtout on ne peut, à partir de la logique propre de Lanzmann, laver ses partis pris outranciers de funestes conséquences sur l’avenir de l’État qu’il prétend défendre?: l’extrémisme engendre l’extrémisme.

Les précédentes réserves sur un commandeur dont la statue est prompte à déceler dans toute critique de l’État hébreu une manifestation criminelle d’antisémitisme ne visent à occulter ni Le lièvre de Patagonie, avide de vie, de liberté et d’aventure, ni les qualités littéraires du livre qu’il se consacre. Composé dans un ordre soustrait au déroulement chronologique mais propre à imposer son rythme au lecteur, à le surprendre et à le séduire, l’ouvrage de Lanzmann est écrit dans une prose dense, belle et précise. Des pans de vie privée et de combats politiques menés dans la Résistance et contre le colonialisme, des voyages, des amours sont narrés avec intensité, intelligence et humour. Les anecdotes viennent toujours à point pour rendre un récit plus vivant et plus concret. La formation philosophique de l’auteur, comme son long apprentissage du témoignage dans le journalisme et le cinéma, lui permettent de faire usage et mésusage des grandes phrases et des concepts importants de la «?sagesse?», de «?l’universel singulier?» au «?valet de chambre?» hégélien?: ainsi, affirme-t-il qu’avec l’âge, il considère comme «?temps perdu?», dans la séduction des femmes, «?les figures obligées de la roucoulade?», et qu’il va droit désormais à «?la chose même?» husserlienne, ce qui lui réussit. Les événements relatés sont parfois confrontés avec des analyses conceptuelles pour recevoir un éclairage ou marquer une différence, mais jamais au détriment de «?l’incarnation?» du récit.

Au-delà de l’individu Claude Lanzmann, l’ouvrage livre une série de portraits dont l’un des plus poignants est sans doute celui de sa sœur, l’actrice Evelyne Rey, morte suicidée après avoir été l’amante de Deleuze, de Sartre et de bien d’auteurs. La tribu intellectuelle de Saint-Germain-des-Près est croquée et ses mœurs passées au peigne fin de la fauche des livres au commerce des poèmes manuscrits… Sartre, «?le sultan de la rue Bonaparte?», et de Beauvoir, qui entretint une longue relation amoureuse avec l’auteur (1952-1959), règnent sur ce beau monde, et nous avons sur eux des perspectives sinon totalement nouvelles, du moins différentes.

Controverse politique mise à part, le livre de Lanzmann laisse, à côté de ses bonheurs réels, un certain malaise. La vanité de l’auteur est patente à l’endroit de chacune de ses œuvres et de ses actions. Prompt à dénoncer le carriérisme d’autrui, il refuse qu’on l’en accuse. Mais surtout, mais essentiellement, une question se pose vu le luxe des détails?: quelles sont les limites qui séparent le franc-parler et la sincérité des violations de la vie intime??
 
 
La tribu intellectuelle de Saint-Germain-des-Près est croquée et ses mœurs passées au peigne fin…
 
BIBLIOGRAPHIE
Le lièvre de Patagonie, Mémoires de Claude Lanzmann, Gallimard, 2009, 558 p.
 
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