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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Chroniques

Deux universitaires chevronnés prennent la plume pour se raconter d’une manière ou d’une autre, comme si le témoignage littéraire était l’agrément indispensable de la sobriété académique même dans les sciences humaines.

Par Jabbour Douaihy
2011 - 01
Ainsi, César Nasr, et c’est le cas de le dire, se prélasse dans l’écriture littéraire?: «?Pour me permettre d’échapper aux contraintes d’une écriture aptère (!) qui est le lot de ceux que la philosophie empoigne, toute une vie durant comme un destin?», dit-il dans une note liminaire introductive à ses Histoires pas comme les autres, à juste titre parce qu’elles sont les siennes. Spécialiste d’Auguste Comte, ancien doyen de l’Institut des sciences sociales à l’Université libanaise, ancien ministre, le premier au Liban (en 1981) à s’occuper officiellement des questions de l’environnement avant même la création d’un ministère autonome, Nasr préfère, paresseusement, le genre «?souvenirs?» s’il en existe un. Une quinzaine de petits textes parfois lâchés où défilent de «?menus plaisirs?» à peine poignants de l’enfance et de la vie d’étudiant. Il se laisse d’ailleurs emporter dans cet exercice de l’élégance de la tournure et de la précision des termes, vers deux lointains?: soit géographique, Marseille (pour rappeler la petite escroquerie d’un chauffeur de taxi ou la bonhomie d’un douanier), Paris ou Alexandrie. Soit temporel vers ces parties de chasse ou de villégiature à l’époque (bénie) où les voitures n’arrivaient pas encore jusqu’à Mechmech dans la région de Jbeil et où réapparaissent des personnages à la Maroun Abboud, le voisin de Aïn Kfah tout proche?: le chevrier Joseph, le curé ou la vieille Tafla… Et se présente en petit héros de ses épisodes sous deux traits?: un bon chasseur de gibier (avec une dose variable de culpabilité écologique) et un bon joueur de tours qui ne s’en laisse jamais conter?: si ce «?bouseux de vendeur?» ambulant lui refile des dattes racornies dans le port d’Alexandrie, il se vengera bel et bien dans le voyage de retour…

* * * * *
Saisons d’évasion que ne connaît pas Carmen Boustany qui nous transpose dans l’ici et maintenant et où l’acte d’écrire devient, si on veut, plus décisif. Professeur de littérature française dans cette même Université libanaise et auteure de plusieurs essais critiques sur l’écriture au féminin, elle se commet pour la première fois dans une manière de journal d’un été autrement tragique, celui de la guerre de 2006 entre le Hezbollah et l’armée israélienne, La Guerre m’a surprise à Beyrouth. Si le quotidien est rythmé par les obus dévastateurs et la mort, le récit est plutôt ponctué par les mots libérateurs. C’est qu’à défaut d’une trame qui réunit dans un destin commun les personnages qui gravitent dans le monde de la narratrice, ce sont les mots qui conduisent le jeu, mots qui apparaissent sur cet écran d’ordinateur servant de fenêtre sur le monde à la «?recluse?» de Beyrouth. En 51 «?récits?», Boustany déroule sans ordre défini ses courriels avec des correspondants de tous bords et de tous pays, une amitié particulière mais qui ne semble pas la combler avec Marc, une petite jalousie féminine, des destins exemplaires, des sacrifices… Tout y passe, détails banals, conversations de salon… C’est comme si la narratrice ne pouvait pas s’arrêter de parler, parfois dans une langue déliée, sans recherche, s’accrochant à son écriture pour fuir l’horreur environnante de la guerre. Coup de théâtre?: une fois que les armes se sont tues, et c’est la conclusion pathétique du livre et la mise en abyme de l’écriture, la narratrice ne trouve pas mieux que d’imprimer sur papier le récit d’un été de malheur puis d’en effacer le fichier sur ordinateur avant de mettre le feu à l’amas de papier qui lui aurait permis de résister et de se réconcilier avec son pays et sa ville «?cent fois blessée, cent fois détruite?». Mais promesse?: d’autres livres viendront.

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Histoires pas comme les autres de César Nasr, Librairie Antoine, 2010.
La Guerre m’a surprise à Beyrouth de Carmen Boustany, Karthala, 2010, 251 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166