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Chroniques

Jonathan Littell, le prix Goncourt 2006, a vécu clandestinement au milieu des quartiers qui se sont soulevés contre le régime de Bachar Al-Assad. Cette véritable enquête sur le terrain témoigne directement de la condition du peuple en révolte. Au cœur du danger.

Par Ziad Majed
2012 - 07
Quelques semaines après le début de la révolution syrienne en mars 2011, la ville de Homs, troisième centre urbain en Syrie, est devenue la capitale de la contestation. Par ses sit-in, ses slogans, ses chants, et le sens d’humour accompagnant sa mobilisation, elle a illustré tous les aspects pacifiques et courageux du soulèvement du peuple syrien. La machine de mort du régime a riposté en la frappant violemment à plusieurs reprises, entre avril et juillet, en tuant et arrêtant des centaines de ses fils et ses filles.

C’est ainsi que les premiers signes de la militarisation dans la ville sont apparus. Pour faire face à la répression, certains quartiers se sont transformés à partir d’août 2011 en espace de regroupement des soldats déserteurs et des volontaires déterminés à se défendre face aux attaques des chabbiha et de l’armée régulière. Leur présence a permis aux manifestants d’occuper de nouveau plusieurs places publiques jusqu’en octobre 2011. À partir de cette date, la bataille de la ville a commencé. Elle s’est intensifiée en décembre puis en janvier 2012. En février, les combats ont fait rage autour du quartier populaire de Baba Amr, qui sera en fin de compte détruit et envahi par les troupes du régime.

Tout au long de cette période, plusieurs journalistes et écrivains se sont rendus clandestinement dans la ville rebelle, dont l’écrivain américain francophone Jonathan Littell (prix Goncourt 2006 pour son roman Les Bienveillantes) qui a passé seize jours sur place, pour le compte du quotidien français Le Monde.

À son retour, il a décidé de publier son «?journal?», des notes qu’il avait prises, sous forme de document. C’est un témoignage du vécu de Homs, de la violence, de la détermination et de l’espoir des gens «?souriants et pleins de vie et de courage. Des gens pour qui la mort, ou une blessure atroce, ou la ruine, la déchéance et la torture sont peu de choses à côté du bonheur inouï d’avoir levé la chape de plomb pesant depuis quarante ans sur les épaules de leurs pères?»…

Le voyage de Littell a commencé par Tripoli au Nord-Liban vers al-Qusayr le 17 janvier 2012 avec des passeurs, puis des soldats de l’Armée syrienne libre. Il est arrivé à Homs, à Baba Amr, le 19. Il restera dans la partie rebelle de la ville pour parcourir les quartiers de Khaldiyeh, Bayada, Safsafi, Bab Sbaa, Bab Drib, Bab Tadmor, et Karm al-Zaytoun jusqu’au 2 février, date de son départ de Baba Amr vers Beyrouth, puis vers Paris.

Si le lieu en tant que symbole, frontière quotidienne entre la vie et la mort, est l’acteur principal des Carnets de Homs, les personnages que l’écrivain décrit dans leur engagement, leur dévouement, et parfois leur sacrifice n’en sont pas moins héroïques. Du mécanicien du coin au coiffeur, des combattants de l’ASL et leurs histoires aux journalistes, des médecins (ou étudiants en médecine) mobilisés pour soigner les blessés dans les conditions les plus difficiles aux familles débordant de générosité et d’hospitalité malgré le siège et le manque de «?tout?», des chauffeurs de taxi aventuriers bravant les tirs des snipers d’une rue à l’autre aux membres des coordinations locales équipés de leurs ordinateurs connectés sur Skype, le petit monde homsiote durant ces jours «?historiques?» se dévoile tout au long du récit dans ses moindres détails. On comprend ainsi son fonctionnement, à la fois organisé et spontané. On accède à des débats mêlés d’intelligence, d’espérance et de naïveté sur la brutalité et les enlèvements, le confessionnalisme, la radicalisation religieuse, la démocratie, le politique et les relations internationales. C’est une fin qui s’annonce. La fin d’une époque où le silence et l’humiliation faisaient la loi. Et c’est aussi une naissance, celle d’une société à l’image du docteur Ali, «?martyr vivant?». Alors qu’on lui creusait sa tombe, son dos criblé de balles a bougé. Après plusieurs jours de convalescence, il a repris son travail auprès des blessés.

Littell a réussi à travers ses carnets à nous emmener avec lui à Homs. Son vécu dans la ville pendant plus de deux semaines, de même que ses allers-retours de deux jours, sont un témoignage authentique d’un écrivain curieux, qui observe les détails, qui s’attache aux gens autour de lui et qui raconte l’histoire d’une révolution qui stupéfie le monde.

On ne sait pas aujourd’hui, tout comme lui, qui a survécu parmi ses nombreux «?contacts?» à la bataille de Baba Amr. On se demande avec lui aussi où sont passés les enfants, les familles, les jeunes médecins qu’il a croisés à Khaldiyeh ou à Safsafi suite à l’intensification des combats et des bombardements. On sait en revanche que des centaines de milliers de personnes, qui ressemblent à Abou Bilal, à Omar, à Yazan et à Ali Othman (responsable du fameux centre d’information de Baba Amr qui est aujourd’hui détenu par le régime dans les pires conditions), vivent non loin de la frontière libanaise. On sait également qu’ils continuent leur lutte obstinée pour la liberté, et que face à leur courage et leur noblesse, le silence est une honte…


 
 
D.R.
« Je rends compte des derniers jours avant le carnage qui, au moment où j'écris ces lignes, dure encore. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Carnets de Homs de Jonathan Littell, Gallimard, 2012, 256 p.
 
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