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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Peur syrienne


Par Fadia LAZKANI - Psychiatre
2013 - 04
Paris

Depuis vingt ans ou plus, une jeune fille arrêtée dans la fleur de l’âge a publié ses Mémoires de prison. D’après ce qu’on m’a dit, cette jeune fille – Hiba Dabbagh – se méfiait de moi, prisonnière avec elle, à la « double cellule » numéro 2 de l’aile nord de la prison de Kfarsouseh, sécurité de l’État, dans la capitale du pays de la peur. 
« Écris, réponds-lui », m’ont dit à maintes reprises certains de mes amis bienveillants. 
Écrire quoi ? Avez-vous vu Hiba ? L’avez-vous côtoyée ? Hiba, cette jolie fille aux yeux fanés de tristesse, de douleur et de faim. Cette fille à la voix limpide telle du cristal infiniment délicat dont on craint à chaque instant qu’il se brise. 

Quelques jours après mon arrivée à « ma cellule », le 10 octobre 1981, j’ai occupé une surface en réalité inexistante qu’il a fallu créer en se serrant l’une contre l’autre. Une surface qui ne dépassait pas les 50 cm² accolée aux toilettes, sur laquelle je me roulais en boule la nuit et me forçais à dormir. « M » m’a dit que toute la famille de Hiba avait été décimée par un bombardement à Hama (la veille des massacres de 1982). Elle m’a demandé de ne jamais rien en dire qui puisse parvenir aux oreilles de Hiba qui était la seule à ne pas être au courant.

Pas un seul instant n’ai-je pensé à écrire une réponse à Hiba. Comment ne pas comprendre sa peur de moi ? Moi la différente, la non-voilée, l’athée, mais surtout celle qui recevait des visites régulières grâce à une relation de certains de mes proches avec le directeur de la prison, mais aussi à cause de la stratégie délibérée de division du régime entre les « communistes » et les prisonniers d’autres bords. Ô combien me gênaient les regards de ces femmes à mon retour en cellule après les visites. Mais comment en priver ma mère et ma sœur, tandis que les proches des autres prisonnières les croyaient sans doute mortes ?

Les jours et les années se sont accumulés, et je n’avais pour Hiba qu’empathie, pitié et douleur pour sa destinée et celle de sa famille. Je ne pouvais qu’excuser sa « peur » de moi. En effet, comme il est facile pour un Syrien – qui plus est fragile, ayant perdu tout discernement suite aux massacres – d’être pris dans les mailles de la « peur syrienne » qu’il tète au sein de sa mère et respire dans l’air.
Peur de perdre son travail, peur de la prison, de voir sa famille à la rue, peur des rescapés à l’approche des frontières d’être pris et rejetés de nouveau en prison. Peur d’aller au rendez-vous de contrôle de routine des services de renseignements et de ne plus en revenir. Peur du chauffeur de taxi qui, pour un propos « interdit » lâché, peut te remettre aux services de sécurité. Peur du voisin, du copain de classe, peur du collègue et parfois même du frère et de la sœur, et enfin peur de soi-même. Comme me l’a dit un ancien prisonnier du « pavillon des tuberculeux » de Tadmur (Palmyre) : « Je suis seul dans mon sommeil et pourtant j’ai peur que ma bouche dise des choses que les autres pourraient entendre ! »

Et la révolution fut. Est-ce par coïncidence qu’elle a été déclenchée par les enfants qui, eux, ne se représentaient pas vraiment la peur, contrairement à leurs aînés dans le pays de la peur ?

« Félicite-nous ! Félicite-nous ! Nous venons de franchir la frontière syrienne ! » s’exclama mon frère à l’autre bout du téléphone, dans un cri à déchirer le ciel, un cri qu’il retenait depuis qu’il a été rescapé du monde des abysses, il y a 22 ans.

À présent nous allons devoir nous habituer à échanger au téléphone sans coder nos phrases et remplacer les mots délicats « renseignements, sécurité, autorisation de voyage... ».

Certains disent que le peuple syrien a brisé le mur de la peur.
Qu’en est-il alors des gens qui appréhendent, malgré leur désir, d’assister aux funérailles d’un martyr mort dans les geôles ? N’est-ce pas la peur pour leurs proches qui empêche nombreux de déserter l’armée ? N’est-ce pas encore la peur qui entrave l’expression de toute animosité à l’égard du régime ? Pourquoi donc les militants pacifistes doivent-ils se cacher ou s’exiler ? Pourquoi sont-ils nombreux à prendre des pseudonymes dans l’espace virtuel ? Pourquoi certains s’abstiennent-ils de publier si ce n’est par peur pour eux-mêmes ou pour ceux qu’ils aiment ?

Il est vrai que la révolution a délié les langues, a intégré en un seul corps tous les autres – tels des héros de légendes – durant les manifestations, dans un défi « surnaturel » de la mort. Cependant, je ne pense pas que tous les Syriens se sont libérés de leur « peur syrienne » nommée de manière tragicomique « la peur sécuritaire ».

L’affranchissement de cette peur se fera, certes, à petits pas, de génération en génération. Mais viendra sans doute un jour où les enfants se demanderont : « Comment est-il possible que nos ancêtres aient pu éprouver une telle peur ? »…



 
 
© Keystone
« La révolution a été déclenchée par les enfants qui ne connaissaient pas encore la peur de leurs aînés »
 
2020-04 / NUMÉRO 166