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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Georgia Makhlouf
2014 - 08


C’est surtout le titre qui retient l’attention?: Khomeiny, Sade et moi. Il résonne comme un geste fort, une revendication non dénuée d’humour, une volonté affichée de s’opposer, de résister. «?Je désirerais qu’on fût libre de se rire ou de se moquer de tous?», écrit le célèbre marquis dans La philosophie dans le boudoir et ces quelques lignes sont reprises dans l’exergue de l’ouvrage de la belle iranienne, Abnousse Shalmani. Il est inhabituel que le physique des auteurs soit un sujet de commentaire dans des chroniques littéraires. Aussi, si c’est ici le cas, c’est que la beauté –?au demeurant indiscutable?– de l’auteur est un des arguments de vente principaux de l’éditeur, aux côtés du titre, puisque la photo qu’on aurait aussi bien pu trouver dans un magazine féminin, s’affiche en couleur sur toute la couverture en papier glacé. Photo et titre, un joli «?coup?» comme on dit dans le milieu. Mais qu’y a t-il derrière ce beau packaging si bien ficelé?? Et l’ouvrage en vaut-il la peine?? Est-il aussi décapant que ce que sa couverture annonce??

Le récit démarre sur des lignes qui semblent tenir la promesse initiale. La dimension joyeusement provocatrice de l’ouvrage s’affirme par l’évocation du désir d’une petite fille de se mettre nue dans l’enceinte de son école?: elle refuse la grisaille, l’enfermement dans l’uniforme imposé, le voile, les mille contraintes de ces gardiennes de la morale que sont «?les corbeaux?» en tchador. Mais quel que soit l’intérêt de l’épisode, il ne mérite pas de devenir l’objet d’une répétition aussi systématique, sorte de leitmotiv de l’ouvrage. Le sujet central de l’auteur est celui du corps féminin, de ses modes de présence dans l’espace public et du statut qui s’y rattache. Mais comme il s’agit néanmoins non d’une étude sociologique mais d’un récit autobiographique, le ressassement de la question de la nudité et du désir de liberté précocement affiché par une enfant finit par émousser l’intérêt. Il y a pourtant nombre d’épisodes émouvants dans ce livre, tel que celui du vécu au quotidien de la guerre Iran-Irak?: la peur des bombes qui s’effaçait par la vertu du tube de rouge à lèvres de la mère, les descentes vers la cave pour se mettre à l’abri et qui se faisaient en traversant l’immense salle de bal voulue par la grand-mère, mais qui ne servit jamais en raison de l’arrivée au pouvoir des barbus, le plaisir des enfants à porter de beaux habits dans ces moments angoissants, parce que leur mère tenait à ce que la mort ne les surprenne pas en tenue débraillée… On retiendra également l’importance pour la jeune adolescente, exilée en France, de la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie. «?J’avais beau ne plus jouer à la poupée et préférer lire et écrire, je continuais de croire que Khomeiny connaissait mon existence et que je devais me montrer à sa hauteur?: être son ennemi absolu au quotidien. Exactement comme, avant même d’avoir lu un de ses romans, j’avais décidé que Salman Rushdie était mon nouveau meilleur ami. L’enfance a du bon, on s’y fait des amitiés tenaces et de qualité et des ennemis tout aussi coriaces.?» Quant au «?divin marquis?» annoncé en couverture, il entre enfin dans le livre à la page 200. Deux chapitres sont consacrés à la découverte, difficile et honteuse dans ses premières étapes, de l’œuvre sadienne. Sa dimension politique est celle qui séduit tout d’abord Shalmani qui en recopie des passages entiers dont elle tapisse les murs de sa chambre, car en effet, après avoir vécu quelques années en République islamique, comment ne pas être sensible à ce cri?: «?Est-il possible d’être assez barbare pour oser condamner à mort un malheureux individu dont tout le crime est de ne pas avoir les mêmes goûts que vous???»

Mais dans ses autres dimensions, l’œuvre de Sade sape les certitudes. «?Après lui, la terre est carbonisée, les fleurs fanées, le bon goût pulvérisé?» et l’itinéraire intellectuel qui permet à Shalmani de l’apprivoiser et de faire sienne sa revendication de liberté nous est rapporté par le biais de commentaires plus que sur le mode du récit. Avec pour conséquence que la dimension sulfureuse et proprement frondeuse du titre s’absente.

Si cet itinéraire intellectuel dans lequel Victor Hugo, Colette, Pierre Louÿs et Elisabeth Badinter sont convoqués, ne manque ni de sincérité ni de fougue, lui font parfois défaut le souffle, l’ampleur et les singularités d’écriture qui auraient pu en faire un texte majeur.

Khomeiny, Sade et moi d’Abnousse Shalmani, Grasset, 2014, 335 p.

 
 
 
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