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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Chroniques

Dans Suite à l’hôtel Crystal, Olivier Rolin racontait une série d’histoires cocasses ou abracadabrantes situées dans des chambres d’hôtels du monde entier. L’une de ces histoires se passait à Bakou, à l’hôtel Abshéron, chambre 1123.

Par Charif MAJDALANI
2010 - 05
C’est dans cette chambre d’un établissement au nom si proche de celui de l’Achéron grec et où, pour l’heure, il n’est qu’un petit trafiquant, que le narrateur, qui s’appelle lui-même Rolin, décide qu’il finira un jour sa vie et met méticuleusement en scène les divers moments qui précèderont son futur suicide. Sur la page quatre de couverture du livre, publié en 2004, la brève notice biographique sur l’auteur rapporte qu’Olivier Rolin, né à Boulogne Billancourt en 1947, est mort à Bakou, en 2009. Or bien sûr, il n’en est rien, Olivier Rolin est encore bien vivant, mais cette invention biographique curieuse et inquiétante va lui servir de prétexte et de fil conducteur pour son dernier ouvrage, intitulé Bakou, derniers jours et paru il y a deux mois. Dans ce récit singulier, écrit dans le courant de l’année 2009, l’écrivain se propose, de manière ludique, littéraire et existentielle, de retourner dans la ville censée le voir bientôt disparaître et d’aller ainsi à la rencontre possible de sa mort annoncée.

Bakou, derniers jours est un livre indéfinissable, à mi-chemin entre l’essai littéraire et la chronique d’un voyage dans le Caucase et l’Asie centrale, en même temps qu’une rêverie sur les divers scénarii de nos morts possibles. On y suit d’abord l’auteur dans des flâneries à travers Bakou, mais également sur les bords azerbaïdjanais de la mer Caspienne et dans l’intérieur du pays. L’ouvrage nous emmène également dans une traversée des steppes turkmènes en direction de la ville de Mary, la fameuse et antique Merv. Tout le long du récit, Bakou et l’Azerbaïdjan sont par ailleurs visités par l’intermédiaire de figures historiques qui leur sont liées, du Staline encore activiste et terroriste au poète Sergueï Essenine, en passant par Richard Sorge, l’espion qui sauva l’URSS en 1941, ou par le singulier Kurban Saïd, aventurier, fabulateur et auteur de Ali et Nino, un best-seller fameux dans les années trente. À ces biographies croisées se mêle aussi le portrait de figures anonymes du Bakou d’aujourd’hui, vétéran de l’armée rouge vivant dans un ancien restaurant sur une presqu’île comme un gardien de phare qui ne garderait plus rien, peintre officiel aux motivations artistiques inattendues, pêcheurs de la mer Caspienne, guides ou chauffeurs de taxi. Et puis bien sûr, le texte est émaillé de magnifiques descriptions de la ville de Bakou, des fantasmagories de ferraille des anciennes installations pétrolifères soviétiques tombées en ruine, ou des restes architecturaux et urbains d’une cité tranquille qui fut cosmopolite avant l’arrivée des communistes.

À mi-chemin entre Mon galurin gris, recueil des «?petites géographies?» (par son écriture raffinée, et son humour), et Suite à l’hôtel Crystal (par les cocasseries, les fantaisies, la situation saugrenue du narrateur), Bakou, derniers jours est pourtant un livre grave, dans lequel Olivier Rolin revient, de manière différente, plus sourde et plus enfouie, sur ses préoccupations et ses thèmes favoris, sur l’histoire et sa déconfiture et sur l’échec des grandes entreprises humaines. La désillusion et l’échec sont ici déclinés de deux manières. Si les divers récits de vie et de mort, celles d’Essenine, de Sorge ou des vingt-six commissaires du peuple fusillés à Krasnovodsk sont comme l’illustration du thème récurrent de la défaite individuelle et des idéaux fracassés, l’ouvrage est aussi une magnifique rêverie sur la mort des civilisations et des cultures. En ce sens, la ville de Bakou est exemplaire où se lit à chaque pas la fin de l’ère soviétique, aussi bien que la disparition de la grande époque cosmopolite du début du vingtième siècle. Cette contemplation se prolonge ensuite sur les ruines des fastueuses cités d’Asie centrale ou face aux restes imperceptibles des villes souabes d’Azerbaïdjan, aussi bien d’ailleurs que dans la longue considération sur le peuple Khazar et son hypothétique descendance ashkénaze que Rolin développe dans le livre.

Cette rêverie sur la fin des civilisations et sur la relativité du temps historique, on la trouvait déjà dans un précédent roman, Méroé, où elle s’appliquait magistralement aux cultures de l’ancien Soudan. Mais dans Méroé, elle s’accompagnait du récit de la fin d’un amour. Dans Bakou, derniers jours, elle est couplée à une très belle et très poignante réflexion sur la conscience intime du passage du temps, et donc sur le vieillissement et sur la mort. Tout cela n’est pas sans rappeler fortement Chateaubriand, que Rolin cite souvent. Dans une veine proche de celle de l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe, Bakou, derniers jours joint la contemplation des aléas de l’histoire à un besoin de se retourner sur sa propre existence et, au gré des déambulations et des lectures, d’en faire le bilan. Et ce regard rétrospectif sert aussi à Olivier Rolin à faire le bilan de sa vie d’écrivain au moment où il a l’impression que la partie essentielle en est déjà derrière lui. Ce faisant, il poursuit une méditation sur ce que bâtir une œuvre littéraire signifie, et sur les doutes propres à tout créateur qui s’interroge sans cesse sur la valeur de son travail et sur sa possible pérennité. Une méditation commencée dans son précédent roman, Un Chasseur de lion, et qu’Olivier Rolin poursuit donc ici, dans ce très beau livre, riche et drôle, intimiste mais ouvert et profondément attentif à la grande rumeur de l’histoire et à tous les spectacles du monde.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Bakou, derniers jours de Olivier Rolin, Fiction & Cie, Seuil, 2010.
 
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