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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le récit éclaté


Par Katia GHOSN
2009 - 10
Le coffre des secrets d’Élias Khoury, paru initialement chez Dâr al-adâb en 1994, vient d’être publié en français chez Actes Sud bien après Yalo, La porte du soleil et Comme si elle dormait. À l’instar de ses autres romans, Le coffre des secrets est une œuvre ouverte « qui ne commence ni ne finit », dixit Umberto Ecco. Les récits, imbriqués, renvoient l’un à l’autre en une myriade de reflets. L’écriture, souvent comparée à l’activité du tisserand, s’insurge chez Élias Khoury contre elle-même et explose en fragments épars qu’il serait vain de vouloir recomposer. L’origine incertaine des récits – dix chapitres de seize commencent par l’expression « Voici comment l’histoire a commencé » – et leur fin inachevée témoignent de l’éclatement de la narration. Et quand bien même une histoire se clôt, les perspectives multiples selon lesquelles elle est envisagée la rendent douteuse et confuse. Le coffre où l’on espérait trouver les secrets enfouis de la famille Nassar ne dévoile rien. Lorsqu’Ibrahim l’ouvre, la poussière mêlée à une odeur nauséabonde s’en dégage. Il trouve les papiers endommagés, à part quelques-uns écrits dans la langue espagnole qu’il ne sait pas déchiffrer. Sa tante Sarah lui dit : « Je chercherai moi-même un jour et nous trouverons tout ce que tu veux. » Le coffre ne contient que ce que nous voulons bien y trouver. Hanna, dont le scepticisme est plus radical, conteste l’existence même du coffre, y voyant une élucubration issue de l’imagination débridée d’Ibrahim.
Le roman est traversé de part en part par le sentiment de l’étrangeté qui s’abat sur le monde l’enveloppant d’un voile brumeux de mélancolie. « Qui est l’étranger ? Est-ce que c’est Meursault en Algérie ou est-ce que c’est l’Algérien assassiné dont personne ne connaît le nom ? » Meursault est l’étranger chez Camus, mais les victimes « sans noms » sont aussi les étrangers ; l’Algérien, le Libanais, le Palestinien, l’Arabe sont les étrangers qui meurent tous les jours sous le regard indifférent du monde.
Le coffre des secrets fait également allusion à Huis clos de Sartre évoqué à travers le meurtre d’Ahmad al-’itr perpétré dans la cellule de la prison de Raml où il était incarcéré avec deux autres dont Hanna Salman, torturé et condamné à mort pour avoir assassiné des putes de la rue Mutanabbi, crimes dont le véritable coupable ne sera identifié que bien plus tard. Le roman entretient toutefois de plus fortes relations intertextuelles avec Chronique d’une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez. L’exil y est perçu comme la condamnation de vivre dans une langue qui n’est pas la sienne ; il est de surcroît le destin de la condition humaine en général et du Libanais en particulier.
Santiago Nasar – Yacoub en arabe – sauvagement assassiné dans le roman de Marquez par les frères Vicario pourrait être le descendant de la famille Nassar dont l’histoire est racontée dans le roman de Khoury. Plusieurs membres de la famille Nassar ont émigré en Amérique du Sud au XIXe siècle pour fuir les atrocités de la guerre. Yacoub, fils d’Ibrahim, petit-fils de l’aïeul Ibrahim Nassar pendu injustement, et père d’Ibrahim Nassar retrouvé mort dans son lit, s’apprêtait à rejoindre la famille en Colombie lorsqu’arrive cette lettre mystérieuse annonçant la mort de leur cousin à Bogota qui annula tout.
« Le nom est le destin », c’est pourquoi l’émigration ne peut constituer une échappatoire, et les Nassar mourront en étrangers quelle que soit leur terre d’origine ou d’accueil. L’étrangeté, c’est aussi se regarder sans se reconnaître ; c’est vivre scindé, comme vécut Norma partagée entre deux hommes sans appartenir à aucun, ou en solitaire comme Hanna : « On n’a pas besoin de partir bien loin pour constater que le fait d’être étranger ne présuppose pas l’immigration, ni l’exil loin du paradis. Un être humain peut se sentir un étranger dans sa maison et parmi ses voisins. L’étrangeté, ce sont ces cris qui remontent des profondeurs et empruntent des stridulations de youyous. »
Le coffre des secrets mêle bruits et fureurs des guerres civiles libanaises aux cris muets de tous ces étrangers assaillis par l’amertume, le mépris et le fatalisme.

 
 
Le coffre des secrets d'Élias Khoury mêle bruits et fureurs des guerres civiles libanaises aux cris muets de tous ces étrangers assaillis par l’amertume, le mépris et le fatalisme.
 
BIBLIOGRAPHIE
Le coffre des secrets de Élias Khoury, Actes Sud, 2009, 206 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166