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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Fifi Abou Dib
2016 - 02

Gran Sabana, Venezuela. Parfois il ne suffit pas de tremper sa plume pour nourrir son lecteur. Il arrive aussi qu’on mouille sa chemise, qu’on emboue ses bottes, écorche ses genoux, entorse ses chevilles, qu’on y aille de sa propre peau, cloquée par le soleil, meurtrie par le froid de l’aube et les piqûres de moustiques, et qu’on dépasse sa peur et qu’on avance, suspendu aux phrases comme à des lianes précaires qu’au retour on dépose à l’autel de la littérature.

À l’heure où l’industrie de l’édition cherche un nouveau souffle, la maison Paulsen a eu l’idée de créer une collection particulière, baptisée «?Démarches », dans le cadre de laquelle les auteurs sont invités à partager par l’écriture une aventure réelle qui implique un périple. Miguel Bonnefoy, à même pas trente ans, était le candidat idéal?: lauréat du Prix du jeune écrivain de langue française en 2013 pour son premier recueil de nouvelles, Icare?; finaliste du Goncourt du premier roman, prix Edmée de la Rochefoucauld et Prix de la Vocation pour son premier roman Le Voyage d’Octavio. 

Ce jeune prodige, né à Paris d’une mère vénézuélienne et d’un père chilien, et qui a grandi entre la France, le Portugal et le Venezuela, écrit en français ses multiples cultures. Sa gourmandise des mots, la précision de ses descriptions, la subtilité de ses métaphores et sa sensibilité aux frémissements et aux grouillements de la nature l’apparentent à un Giono des confins. Quand l’éditeur lui propose de participer, en décembre 2014, avec quatorze hommes à une expédition de deux semaines au Venezuela, il ne se fait pas prier. Objectif?: la chute du Saut de l’Ange. Trois jours de marche à travers la steppe pour gravir ensuite l’Auyantepuy, la montagne du Diable, et puis redescendre en rappel les quelques 1000 m de la plus haute cascade du monde. 

Le récit n’a pas d’autre intrigue que cette peur du débutant à la veille d’entreprendre une descente vertigineuse sans préparation, sans «?avoir appris à marcher », confie l’auteur. Car marcher ne va pas de soi. Il s’agit d’un artisanat, voire d’un art dont les sherpas font leur gagne-pain, laissant au loin épouses et enfants pour un rêve lointain, construire une maison, acheter une barque ou, le plus souvent, simplement nourrir leur famille. La longue marche est illuminée par ces rencontres avec des gens vrais, des humains sans pathos, des «?hommes qui marchent », pareils à des sculptures de Modigliani. Ces porteurs sont d’ailleurs appelés «?pemon ». Le narrateur se fait expliquer que cela signifie «?personne », «?et que l’origine de ce mot était un acte de résistance linguistique afin de se différencier des animaux au regard du colon ». Car cette expédition est aussi l’occasion d’une précieuse exploration linguistique pour le jeune auteur dont les racines s’enfoncent autant dans la terre que dans les mots.

La descente se fera, on retiendra son souffle. On terminera la lecture avec cette impression heureuse d’avoir vu, avec l’auteur, «?ce que l’homme a cru voir ». On constatera avec jubilation que les mots savent photographier avec une efficacité parfois supérieure à celle des caméras, et l’on se répètera cette réflexion?: «?Je pensai à la jungle comme écriture. Je m’interrogeai s’il existait, entre la sève et l’encre, le même apprentissage qui lie le doute et la certitude. »


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Jungle de Miguel Bonnefoy, Paulsen/Démarches, 2015, 128 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166