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Chroniques
Beyrouth ou l'étrange familiarité
Après avoir passé quarante jours à Beyrouth, au printemps 2015, dans le cadre d'une résidence d'écriture à l'invitation de la Maison internationale des Écrivains à Beyrouth, le poète Pierre Parlant a publié un très beau texte intitulé Qarantina, qui est paru il y a deux mois aux éditions du Centre international de Poésie de Marseille.

Par Charif Majdalani
2016 - 06
Qarantina est le récit de l'expérience de Beyrouth. Parlant décrit les quartiers de la ville, ses géographies abstraites et imaginaires, le bord de mer et les quartiers « ethniques » (arméniens ou palestiniens), les cafés et les lieux de vie nocturnes et tout ce qu'en permanence les sens éprouvent ici. Le récit décrit des rencontres, des flâneries en compagnie d'amis et déploie des moments d'une intense et poétique beauté, telles la promenade dans les jardins de Byblos, la déambulation dans la rue Gouraud ou la visite des camps palestiniens.

Tout cela néanmoins ne va pas de soi et le livre de Pierre Parlant traite évidemment de la question du dépaysement éprouvé au contact de la ville, un dépaysement qui se mue facilement en un sentiment d'étrangeté à soi-même. Or, cette étrangeté, le poète va la retourner à son avantage, et en faire une sorte d'ascèse, de principe de vie pendant quarante jours, en acceptant de sortir de soi, de taire en soi tous les réflexes, les clichés, les filtres avec lesquelles on regarde le monde, et accepter que l'objet du regard, la ville où l'on est venu vivre quarante jours, ne corresponde plus à tout ce qu'on a appris d'elle. 

Une fois cette suspension des significations du monde réalisées, une fois la ville déshabillée des stéréotypes littéraires ou journalistiques dont elle est l'objet, les révélations peuvent avoir lieu. Et c'est toute la grande beauté du texte de Pierre Parlant de progresser ainsi, de faire sentir que le lent dépouillement de soi, le fait aussi de débarrasser Beyrouth de tous les discours, des savoirs approximatifs et des clichés qui en encombrent la perception, permet de percevoir en elle quelque chose de neuf et qui simultanément parle aux souvenirs du visiteur, étaye en lui un savoir ancien et déjà constitué mais souvent resté et revenu dans l'ombre. Un lien profond entre le poète et la ville s'établit alors et la cité se met à vivre à la croisée du connu et de l'insu.

Entre l'étrangeté et l'impression d'un lien avec du familier, Pierre Parlant construit ainsi dans ce texte une poétique de l'étrange familiarité, de l'incessante oscillation entre les fulgurantes évidences d'un savoir familier et la chape d'étrangeté qui s'abat sur les choses presque simultanément. À chaque instant, de manière répétée, le poète semble à Beyrouth confronté à quelque chose de déjà vu, de déjà vécu, de déjà pensé par lui et d'abandonné, d'oublié et qui à ce moment, ici, dans cette ville, fait signe à nouveau, chuchote quelque chose à quoi le poète travaille à être attentif, à quoi il prête mieux l'oreille et interroge différemment, qu'il tente de faire revenir de son enfouissement au plus profond de la conscience. 

Arrivé avec un sentiment d'étrangeté, le poète découvre au bout de son séjour tout un monde de connexions possibles avec un lieu dont il s'aperçoit finalement qu'il lui parle directement, qu'il reflète une part caché de lui-même. C'est alors que la quarantaine, cette double mise à l'écart de soi-même et de la cité, se mue en une résidence véritable, pleine et heureuse ‒ résidence au cœur de la cité mais aussi dans le souvenir qui en restera, dans ce que le nom de Beyrouth désormais pourra recéler et dans tout ce qui, peut-être, à partir de là sera produit par le poète dans l'avenir.


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Qarantina de Pierre Parlant, Centre international de Poésie, Marseille, 2016, 56 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166