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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Georgia Makhlouf
2016 - 08

Au printemps 1934, Malraux marque une pause dans le tourbillon de ses multiples activités pour se lancer dans un projet absolument inouï, préparé depuis plus d’une année, celui d’une expédition rocambolesque à la recherche de la capitale de la mythique Reine de Saba. Ce n’est pas la première fois que l’écrivain part ainsi sur les traces de civilisations anciennes?: il avait déjà exploré les merveilles d’Angkor et même pillé (partiellement) le superbe temple de grès rose de Banteay-Srei?; de même était-il parti en Afghanistan en 1930 à la recherche des fameuses têtes gréco-bouddhiques, emblématiques d’un art né sur ces terres après le passage d’Alexandre le Grand. Mais l’«?aventure géographique?» qu’il entreprend ici semble plus chimérique, car n’écrit-il pas lui-même que de cette ville inconnue, nous ne savons rien qui ne soit légendaire?? Jean-Claude Perrier qui reconstitue cette aventure «?farfelue?» – un mot fétiche de Malraux, nous dit-il – souligne à quel point l’écrivain semble ici courir après un rêve d’enfant. Ne lit-on pas sous sa plume?: «?Adolescent, je cherchais dans le Bottin de l’étranger des villes romanesques, et, après vingt ans, je retrouve ici l’odeur de sciure d’un petit bistrot où je lisais?: “Magnifiques palais qui tombent en ruines.”?»?? 
Néanmoins, cette aventure laissera une trace durable dans l’imaginaire de Malraux et la Reine de Saba fera partie des interlocuteurs avec lesquels il dialoguera dans ses Antimémoires, aux côtés de Nehru, Mao Zedong, Saint-Just ou de Gaulle.

La Reine de Saba, rappelons-le, aurait régné au Xe siècle avant Jésus-Christ sur un territoire correspondant au Yémen, au nord de l’Éthiopie et à l’Érythrée actuels. Et c’est le 23 février 1934 que Malraux quitte Orly à bord d’un Farman, avec ses deux compagnons d’expédition, en direction de Djibouti. Perrier reconstitue le périple, ses escales, sa durée, ses aléas climatiques et les risques encourus – avec entre autres une Royal Air Force plutôt méfiante à l’égard des ces «?frenchies?». Et nous apprend que le survol de Saba aura duré en tout et pour tout… un quart d’heure?! «?Quinze petites minutes pour se réjouir, admirer, identifier, photographier et prendre des notes en vue de l’écriture de leur reportage?». Et lorsque les trois compagnons, obligés de rebrousser chemin pour ne pas risquer la panne d’essence, tenteront de survoler à nouveau la belle cité endormie comme pour s’assurer «?que Saba n’était pas un mirage?» nous dit Perrier, les nuages ont recouvert le site. «?Comme les mains informes des dieux sabéens réveillés trop tard, brumes et nuages commencent à recouvrir ces pierres et ces tours, à recouvrir tout ce naufrage échoué là comme un vaisseau babylonien plein de statues brisées.?» De ce quart d’heure peu banal et même glorieux, Malraux, avec un certain art de la mise en scène et la plume lyrique qu’on lui connaît, va tirer la matière d’un véritable feuilleton journalistique qui sera publié dans L’Intransigeant?: pas moins de dix «?papiers?» dont sept sont signés par Malraux et trois par l’un de ses compagnons, l’aviateur Corniglion-Molinier, accompagnés de dessins, de plans et de croquis réalisés d’après les photos aériennes par André-Pierre Hardy. Ce que Malraux espère sans doute, c’est que ce reportage suscitera de véritables expéditions qui permettront de fouiller le site et d’en exhumer les trésors. Cela ne se produira pas, mais les pages que ce voyage improbable inspire à Malraux montrent à nouveau à quel point l’écrivain n’oublie jamais «?le royaume farfelu?» de son enfance et «?y puise la matière de son œuvre?».


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
André Malraux et la reine de Saba de Jean-Claude Perrier, éditions du Cerf, 2016, 175 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166